La voix d’Akkamahâdêvi, aussi appelée Mahadeviyakka, est, avec celles de Janâbâi* et de Mîrâbâî*, un exemple de ces expressions féminines paradoxales que permit le mouvement dévotionnel de la bhakti (« partage ») dans l’hindouisme médiéval. La bhakti se définit par la relation directe et fusionnelle du dévot à la divinité, quels que soient son sexe et sa caste, sans intermédiaire du prêtre. Participant ainsi à la contestation populaire et vernaculaire de l’orthodoxie brahmanique, les voix féminines de la bhakti n’en sont pas moins paradoxales car, comme dans toute mystique où il s’agit de se perdre en Dieu, l’individualité de chacun tend à se dissoudre, et la féminité semble, par-delà l’identité sexuelle du dévot, constituer le fond de son attitude d’amour et d’abandon. C’est peut-être toutefois dans l’indécence consentie et la crudité de l’expression que se situe la singularité de ces voix féminines. Akkamahâdêvi se rattache à un mouvement de bhakti particulièrement précoce, radical et durable, qui s’est développé au Karnataka, dans le sud-ouest de l’Inde, aux XIe et XIIe siècles : celui des Vîrashaiva (« shivaïte héroïque ») ou Lingayât (« qui porte le linga »). À la suite de Basavanna (1130 ? -1168), le fondateur, les Vîrashaiva s’élevèrent non seulement contre les fondements sociaux du brahmanisme, le privilège des brahmanes et le système des castes, mais aussi contre le principe même des œuvres, c’est-à-dire contre toute l’institution du religieux que le jaïnisme, bien implanté au Karnataka, pratiquait en multipliant les fondations de temples. À la place, les Vîrashaiva prônèrent la quête personnelle de l’Expérience (anubhava) d’un divin sans forme (nirguna), même s’il se voit appeler Shiva : rejetant le temple, les Lingâyat (qui existent encore aujourd’hui comme une secte de l’hindouisme) portent sur leur propre corps le symbole (linga) de Shiva. Révolutionnaire en un sens, le mouvement accueillit des femmes et des personnes des basses castes, se faisant prosélyte, contrairement à l’hindouisme. S’il y eut avec Basavanna une tentative de réforme sociale et religieuse lorsqu’il exerça les fonctions de ministre des Finances du roi Bijjala, les idées des Vîrashaiva furent essentiellement propagées par leurs « dits », ou vacana. Les vacana sont des objets littéraires malaisés à identifier : selon les auteurs, paroles rythmées, poèmes oraux en vers libres façonnés par les parallélismes syntaxiques, ou compositions combinant le rythme de la prose et la densité d’images de la poésie. Cette poésie paradoxale témoigne tout aussi paradoxalement d’existences dont, en leur absence, nous ignorerions presque tout. Il en va ainsi de Mahâdevî, dont la légende rapporte qu’elle fuit un mari, peut-être le roi Kaushika, pour se donner totalement à son amour pour Cennamallikarjuna, « le gracieux dieu blanc comme le jasmin » (dont le nom constitue en fin de vacana sa signature, ankita). Refusant tout lien conjugal terrestre, errant nue, dit-on, elle reçut le nom de Akka, « sœur aînée ». Mais elle se voulait en même temps épouse du dieu. La force extrême de la poésie d’Akkamahâdêvi réside précisément dans le rejet et la célébration simultanés de l’amour charnel, tantôt présenté comme souillure et dégradation, tantôt comme expression de son amour total pour Shiva. Le dieu lui-même devient tour à tour époux légitime et amant adultère. Ainsi entrechoquées, les métaphores amoureuses traditionnelles de la poésie dévotionnelle perdent leur caractère strictement littéraire pour revêtir une réalité violente, contradictoire, prosaïque. Akkamahâdêvi fut acceptée par les Vîrashaiva et reconnue par eux comme la plus poète d’entre eux. Elle n’était pas en quête toutefois de leur reconnaissance, mais de son dieu, qu’elle chercha et interpella jusqu’à sa mort, réclamant en même temps des hommes indifférence et hostilité.
Claudine LE BLANC