De 1983 à 2008, Alison Bechdel (dont les parents, professeurs d’anglais, gèrent un funérarium) publie le
comics bi-mensuel
Dykes to Watch Out For (
DTWOF, partiellement traduit chez Cyprine et Prune Janvier,
Lesbiennes à suivre) dans des magazines féministes. La série propose une lecture féministe et lesbienne des événements nationaux – élections présidentielles, interventions au Moyen-Orient, crises financières – et communautaires – épidémie de Sida, évolution des
gay prides, lois pro ou anti LGBT (lesbiennes, gays, bi et trans). Ses vignettes sont parsemées de références littéraires, notamment grâce à des ouvrages subrepticement placés dans le décor. Le personnage principal, Mo, est un portrait à peine voilé de l’auteure. Les personnages secondaires sont d’origine sociale, d’appartenance ethnique et d’identité sexuelle diverses. Ainsi, de nombreux personnages africains-américains gravitent autour du personnage principal blanc, fait rare dans la culture américaine. Cette conscience politique manifeste donne à la série une tonalité gauchiste politiquement correcte si forte qu’A. Bechdel avoue avoir créé deux personnages pour remédier à cette étiquette : Sydney, compagne improbable de Mo, professeure de littérature cynique, procapitaliste et infidèle, et Cynthia, étudiante chrétienne qui a fait vœu de chasteté, affiliée au parti républicain et ayant pour ambition de rejoindre la CIA.
DTWOF n’a jamais été publié dans un quotidien grand public. En 1983, les représentations d’un monde où l’homosexualité va de soi, où le thème principal n’est ni le coming out ni la difficulté d’exister, sont particulièrement rares. La série aborde des questions universelles telles que la fidélité ou les relations de pouvoir dans un couple, mais également l’homoparentalité, le travestisme et la transsexualité. Parce que les personnages savent ce qu’ils sont et l’imposent au monde qui les entoure sans que ce soit un problème, sauf éventuellement pour les autres, la série est libératrice et acquiert le statut de série culte. A. Bechdel met fin à
DTWOF à la suite du succès phénoménal de ses mémoires autobiographiques,
Fun Home (2006), qui rappellent la série par son graphisme et ses constantes références littéraires et politiques. Moins caustique et plus universel que
DTWOF, ce « roman graphique » est souvent comparé à
Maus de Art Spiegelman et à
Persepolis de Marjane Satrapi* : le ton est à la fois divertissant et sérieux, avec, au centre de l’intrigue, la pression sociale et familiale dans un contexte historique spécifique.
Fun Home frappe par la profusion de détails, la finesse des métaphores littéraires et picturales, et la reproduction minutieuse d’archives épistolaires et photographiques, dévoilant le perfectionnisme de l’auteure. Les dessins d’A. Bechdel requièrent une « lecture » tout aussi soignée que ses mots, alors même que
Fun Home retrace également sa formation artistique. A. Bechdel alimente son blog où elle promeut volontiers d’autres artistes qui peuvent l’inspirer, qu’il s’agisse de ses auteurs de bandes dessinées lesbiennes et gays préférés, Ariel Schrag et Eric Orner, d’artistes musicaux tels que Phranc ou Gretchen Phillips, ou d’un roman de Sarah Waters. À l’instar de
Fun Home, où sont sans cesse cités la mythologie grecque, F. Scott Fitzgerald et James Joyce, les bandes dessinées d’A. Bechdel semblent avoir pour mission de partager avec le plus grand nombre, dans la plus grande simplicité, les références culturelles les plus diverses, avec pour uniques critères de discrimination leur pertinence et leur qualité. Le rapport de l’auteure à ses aînés est d’ailleurs des plus décontractés. Dans
Fun Home, Alison, qui s’acquitte laborieusement de la lecture de l’ouvrage de J. Joyce
Ulysse, commente prosaïquement « What the fuck ? » et retourne à la lecture de Colette.
Anne CRÉMIEUX