« J’ai l’impression que tout le genre féminin a cristallisé son angoisse et en a modelé mon âme », dit Amritâ Prîtam dans son autobiographie Kâlâ gulâb (« rose noire », 1968). De fait, elle écrit avec véhémence et passion la tragédie de la condition féminine dans des œuvres brutales, franches et révoltées. Poétesse, romancière, essayiste et autobiographe prolifique, elle représente l’une des plus grandes voix de la littérature penjabi, et plus largement de la littérature indienne. Dès la fin des années 1930, les premiers recueils de la très jeune poétesse (Thandiân Kirânân, « rayons froids », 1935 ; Amrit Laharân, « vagues de nectar », 1936) reflètent une éducation pieuse, traditionnelle et les idéaux romantiques d’une adolescente sensible. Mais dans les années 1940, sa conscience sociale s’affirme, inspirée du réalisme marxiste du groupe des écrivains progressistes dont elle est proche. Lok pîr (« l’angoisse du peuple », 1944) ou Patthar gite (« gravier », 1946) confirment déjà ce qui fait l’originalité de l’œuvre : la souffrance d’un peuple, d’un genre, se compose avant tout de souffrances individuelles. Cette tension entre oppression et souffrance individuelle est au centre de Sunehâre (« messages », 1955) et de Kâgaz te kânvâs (« le papier et la toile », 1973), texte adressé au peintre Imroz. Le sombre destin de la femme, soumise aux volontés d’une société patriarcale, décrit dans ces livres, obsède d’ailleurs l’œuvre entière, de la poésie aux romans tels que Ik sî Ânitâ (« il était une fois Anita », 1964) ou Châk nambar châttî (« circonscription no 36 », 1964). Son roman « féministe » le plus accompli est son tout premier, Pinjar. Le Squelette (1950), adapté au cinéma en 2003. Le roman décrit les exactions, les violences, les humiliations dont furent victimes les femmes au moment de la Partition du pays, la démence masculine et celle de la morale sociale, quand la victime est bannie, blâmée, stigmatisée. La force de l’œuvre est d’offrir un vaste terrain de réflexion sur la condition féminine. Considéré comme l’un des grands romans de la Partition, Pinjar élabore un point de vue essentiellement féminin, privilégiant par exemple le monologue intérieur ou l’expression onirique. Par le récit de destins brisés ou bouleversés, A. Prîtam raconte également l’une des plus sombres ruptures de l’histoire de l’Inde. Elle-même exilée, elle décrit ce déchirement dans un poème superbe et poignant « Âj âkhan Wâris Shâh nu » (« j’en appelle aujourd’hui à Waris Shah »). Elle y invite le peuple du Panjab à se réconcilier dans cette culture commune représentée par Waris Shah (XVIIIe s.), auteur de la très populaire tragédie amoureuse Hir Ranjha. Si cet appel s’enracine dans un contenu « familier », il exploite également le genre poétique traditionnel du sadd où l’amant, à qui s’adresse le message, est ici remplacé par le poète Waris Shah. À travers ce texte, A. Prîtam articule ainsi un discours contemporain et une forme traditionnelle, comme elle montre ailleurs sa capacité à explorer des formes nouvelles. C’est d’ailleurs une insoumission obstinée, dans l’écriture comme dans l’existence, dont l’auteure témoigne avant tout dans ses œuvres autobiographiques, dont Le Timbre fiscal (1976) représente le volume le plus abouti. L’originalité de ce texte est l’extrême franchise dont fait preuve l’auteure, qui y raconte une jeunesse solitaire privée de mère, ses fantasmes d’adolescente, le traumatisme de la Partition, ses relations avec certaines figures du monde littéraire, son divorce et ses douloureuses conséquences, sa rencontre avec son compagnon le peintre Imroz… « Mon histoire est l’histoire des femmes de chaque pays, écrit-elle dans Kâlâ Gulâb, et plus nombreuses encore sont les histoires qui ne sont pas écrites sur du papier mais sur le corps et sur l’âme des femmes. »
Anne CASTAING