Ayant grandi dans un milieu d’écrivains et d’artistes, Anne Hébert a vécu à Paris durant plus d’une vingtaine d’années, mais son œuvre reste marquée par les lieux de son enfance, ce « pays familier pareil à un long courant de mousse que l’on tire à soi, plein de terre et d’odeur ». Son premier recueil de nouvelles Le Torrent (1950) s’ouvre sur un aveu troublant : « J’étais un enfant dépossédé du monde. » Dans une prose souple et un langage mesuré, l’auteure fait l’inventaire de destins sur lesquels règne la fatalité aussi sûrement que la passion. Dans Kamouraska (1970), qui obtient en France le prix des Libraires l’année suivante, l’héroïne, au chevet de son second mari, se souvient de son amour pour un autre et du drame qui en est résulté. Le silence feutré de la chambre, les veilles prolongées, les chuchotements des proches, une certaine atmosphère de suspicion qui accompagne la proximité de la mort n’en font que mieux ressortir la démesure et les excès passés. Dans Les Enfants du sabbat (1975), l’évocation des mœurs des religieuses prend une coloration fantastique, soutenue par un style qui, de façon inhabituelle chez la romancière, s’accommode de la luxuriance et de l’humour. Les Fous de Bassan, prix Femina en 1982, retrace, en six récits et autant de subjectivités, les antécédents d’un drame qui a bouleversé la communauté anglophone d’un village de pêcheurs. L’Enfant chargé de songes explore l’inquiétante étrangeté d’adolescents tourmentés par quelque mal secret et insidieux. La complicité des éléments naturels vient encore amplifier la dimension mythique du récit. Dans des poèmes d’une rare densité, elle plonge au cœur de la douleur et de la dépossession. Le Tombeau des rois (1953) se clôt par une descente symbolique dans le royaume des morts et l’annonce d’une renaissance. Mystère de la parole (1960) célèbre, en un ample verset, l’aventure conjuguée de la vie et de la poésie.
Les prix David et Gilles-Corbeil ont couronné au Québec en 1993 l’ensemble de son œuvre. Par l’acuité avec laquelle elle dévoile la violence des forces antagonistes qui se partagent l’être humain et par la justesse d’une langue dépouillée de tout aspect ornemental, cette œuvre est exemplaire.
Lise GAUVIN