Pierrot le Fou, de Godard, est à l’origine de son envie de cinéma. Entrée très jeune à l’Insas, Chantal Akerman quitte l’école au bout d’un an, en 1967, estimant qu’elle perd son temps, et se lance dans la réalisation de son premier court-métrage : Saute ma ville (1968), un film burlesque où une adolescente (jouée par elle) s’adonne à des activités quotidiennes avant de faire sauter son immeuble. Un coup d’essai qui résonne comme un besoin vital de libération. Après un deuxième court-métrage inachevé (L’enfant aimé ou je joue à être une femme mariée, 1971), elle part aux États-Unis et découvre le cinéma d’avant-garde américain (Michael Snow, en particulier). Elle s’avise alors que le cinéma peut s’affranchir de la narration classique et que le temps est l’essence même d’un film.
Dès ses premiers films, elle possède un sens singulier de la temporalité, un goût pour le formalisme, travaillant le temps et l’espace hors de tout psychologisme. Ce sont les gestes les plus quotidiens, les espaces habités qui traduisent l’identité et l’histoire de ses personnages, le plus souvent des femmes. Son cinéma nous révèle que la complexité de nos vies prend sa source dans le quotidien. La Chambre (1972) en est un parfait exemple : un plan-séquence panoramique de onze minutes la fixe sur son lit dans différentes attitudes et moments de vie, alors que le décor environnant ne change pas. Ses expérimentations et son amour de New York donnent lieu à un moyen-métrage, Hôtel Monterey (1972), une description fragmentaire, ascensionnelle et sans récit, d’un hôtel miteux, mais plus encore la vision d’une exilée. Revenue en France, C. Akerman réalise son premier long-métrage : Je, tu, il, elle (1976). Cette histoire de désir et de manque entre deux femmes va plus loin encore dans l’exploration de l’intériorité de l’héroïne (qu’elle interprète) et s’appuie sur une mise en scène radicale (longs plans fixes, monologue intérieur, travail sur la durée), héritée de son expérience américaine. Un style qu’elle va pousser encore plus loin avec Jeannne Dielman, 23 Quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975), un film ouvertement féministe porté par Delphine Seyrig. À l’aide d’un dispositif réaliste, cru et dépouillé, elle nous donne l’illusion de suivre en temps réel trois journées d’une mère de famille qui se prostitue. C’est passionnant et parfois ennuyeux, comme la vie. Ce film, radical par le fond (dénonçant l’aliénation des femmes au foyer) et la forme, apporte à C. Akerman la consécration internationale. Son film suivant, Les Rendez-vous d’Anna (1978), qui se teinte encore une fois d’autobiographie, nous invite à suivre les errances d’une réalisatrice, avec en filigrane une quête d’identité et des origines.
Issue d’une famille juive polonaise (ses grands-parents et sa mère ont été déportés à Auschwitz), la cinéaste a souvent évoqué le lien entre son cinéma de l’errance, son exploration du vide et du non-dit, et le silence de sa mère sur la déportation. Ce motif est présent dans Demain on déménage (2004), une comédie sur les relations mère-fille où le burlesque opère comme une conjuration de la douleur et du souvenir de la Shoah. Au gré de plus d’une quarantaine de films, tenant à la fois du documentaire – par exemple, Histoires d’Amérique (1989, sur l’immigration juive aux États-Unis) ; De l’autre côté (2001, sur le sort des immigrés mexicains aux États-Unis) –, de la comédie musicale (Golden Eighties, 1986), de la comédie « à l’américaine » tendance Lubitsch (Un divan à New York, 1996), de l’adaptation proustienne mâtinée de Hitchcock (La Captive, 2000), du cinéma expérimental, du journal filmé, de l’installation vidéo, son œuvre n’a de cesse d’interroger les identités et les origines, de les recréer, de combler les manques et les silences, repoussant les limites entre le documentaire et la fiction – une frontière à laquelle la cinéaste ne croit pas. Ainsi Là-bas (2006), à l’origine une commande de documentaire sur Israël, est-il détourné en journal intime. De Tel-Aviv filmée de la chambre de C. Akerman on ne voit que peu de choses (encore moins Israël), mais ce film tout en plans fixes et voix off exprime avec une force peu commune l’exil, le repli sur soi, l’impossibilité de parler de la Shoah, les petites victoires du quotidien.
Elle a également mis en scène deux pièces de théâtres, Hall de nuit (1991) et Le Déménagement (1992). Artiste pluridisciplinaire, C. Akerman expose à partir de 1995 des installations vidéo dans des musées, des galeries et des expositions d’art contemporain à travers le monde, notamment à la Biennale de Venise en 2001, lors de la rétrospective que le centre Pompidou lui a consacrée en 2004 ou encore à la Biennale de São Paulo à l’automne 2010. Une de ses dernières installations vidéo, New, présentée à la Biennale de Venise en 2015, est exposée à Paris à la galerie Marian Goodman en 2017. La cinémathèque de Paris lui rend hommage en 2018 avec une rétrospective intégrale de son œuvre cinématographique.
En décembre 2022, son film Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975) est classé meilleur film de tous les temps par le magazine Sight and Sound du British Film Institute. Le classement récompense, chaque décennie, les 100 meilleurs films de l’histoire. Onze femmes font désormais partie du palmarès dont Claire Denis à la septième place pour pour Beau travail (1998), Agnès Varda en 14° place pour Cléo de 5 à 7 ; figurent aussi Jane Campion et Céline Sciamma. Chantal Akerman, il faut le souligner, est la première réalisatrice à se retrouver en tête des meilleurs films de tous les temps.
Jennifer HAVE