Au « siècle des correspondances », tout le monde écrit des lettres. Les femmes, elles, ont commencé dès l’enfance. La lettre, substitut de la conversation, endosse en effet son rôle premier : entretenir les liens sociaux. Les grands modèles épistolaires restent des auteurs masculins ; néanmoins, de plus en plus de lettres de femmes sont publiées. Avant Julie de Lespinasse*, les lettres d’amour – des Héroïdes aux Lettres d’Héloïse, en passant par les Lettres portugaises –, sont toujours l’œuvre d’une écrivaine réelle ou fictive. En 1723, la publication des Lettres de Mme de Sévigné* introduit les correspondances en littérature et corrobore la boutade de La Bruyère sur l’affinité mystérieuse qui lie plume féminine et lettre idéale. Ainsi la portée littéraire de la lettre familière, où les femmes apprivoisent un espace de liberté au service de leur créativité, se trouve consacrée. Sa souplesse permet de la soumettre à de multiples usages et d’y couler les contenus les plus divers.
Les lettres de Mme de Sévigné ont été menacées de suppression ; nombre de lettres féminines ont disparu : de la correspondance échangée pendant vingt ans entre Mme Bentinck et Voltaire subsistent 300 lettres de Voltaire et 30 de sa « grande amie » ! Massivement détruites par souci de bienséance, les lettres d’amour occupent une place modeste dans le corpus épistolaire. Les Lettres de J. de Lespinasse en offrent pourtant le modèle insurpassé ; celles de Mme du Châtelet* adressées à Saint-Lambert, de Sophie Monnier à Mirabeau ou de Mme de Sabran au chevalier de Boufflers leur font écho. Ce siècle libertin recèle même de belles correspondances platoniques, comme celle de Mme Cottin* avec Azaïs, de la comtesse d’Egmont avec Gustave III de Suède ou de Louise de Bourbon avec le marquis de La Gervaisais.
La première raison d’écrire réside dans l’absence et/ou la distance. Aussi le type de lettres le plus répandu est-il la lettre familière à l’intention d’un parent, d’un enfant, d’un ami. Plus qu’à exprimer la passion amoureuse, la lettre féminine semble exceller à entretenir les relations amicales ou familiales : lien fraternel pour Lucile de Chateaubriand, Rosalie de Constant ou Catherine de Saint-Pierre, lien plus amical que familial entre Mme du Deffand* et la duchesse de Choiseul-Meuse*, sa parente. Face aux massifs que constituent les correspondances de Voltaire ou de Diderot, celles, vastes, de Mme du Deffand et de Mme de Graffigny* à Mme de Charrière* et Mme de Staël* se révèlent des monuments voués à l’amitié sous toutes ses formes.
À l’image de la salonnière, l’épistolière sait mettre sa ou son destinataire en valeur, surtout quand elle correspond avec une célébrité. La publication de lettres adressées à un grand homme ne souffre d’aucun retard (Mmes du Deffand et de Graffigny à Voltaire). La longue correspondance que Mme de Graffigny entretient avec Panpan constitue un remarquable document sur une vie féminine au XVIIIe siècle ; celle de Mme de Charrière avec Constant d’Hermenches ou Benjamin Constant, devra, elle, patienter jusqu’au XXe siècle pour être redécouverte. Le commerce avec un homme permet aux femmes de pénétrer des domaines d’où elles sont habituellement exclues : Mmes Bentinck et du Deffand s’initient à la philosophie avec Voltaire, Mme d’Épinay* à l’économie avec l’abbé Galiani. Les lettres que Mme Roland* adresse à Bancal-des-Issarts la révèlent en égérie politique des Girondins. Octavie Belot*et la marquise de Lénoncourt débattaient déjà de la crise parlementaire. Dans ses « lettres ouvertes » au peuple ou à la Constituante, Olympe de Gouges* exprime sa position sur les événements de la Révolution. Cette forme d’écriture libre abrite les échanges scientifiques entre Mme du Châtelet et Maupertuis ou Kœnig, une critique déguisée de la société par deux correspondantes anonymes (Lettres historiques et galantes de Mme Dunoyer), des réflexions sur la sympathie, émises par Mme de Condorcet* et un jugement sur Rousseau rendu par la jeune Mme de Staël. On y prouve ses compétences, comme Mlle Clairon* dans ses Lettres sur le théâtre ou Mme Riccoboni* en dialoguant avec Garrick. Certaines, dont Mme de Charrière, y font leurs gammes ou y forment leurs disciples. Telle la salonnière, l’épistolière se montre parfois moraliste et pédagogue, comme le prouve la correspondance entre la comtesse d’Egmont et le jeune roi Gustave III. La coloration maternelle, parfois doublée d’un sentiment amoureux qui s’ignore, est courante entre personnes de sexe et d’âge différents (lettres de J. de Lespinasse à Condorcet, de Mme Riccoboni à Robert Liston, de Mme de Charrière à B. Constant ou de Mme du Deffand à Horace Walpole).
Lieu d’échanges à cœur ouvert, la lettre se prête aussi à l’autobiographie (Lettres de Mlle Aïssé à Mme Calandrini). Mme Vigée-Lebrun* consigne ses Souvenirs sous forme épistolaire, et la jeune Geneviève de Malboissière, tout comme Mme Roland s’adressant aux sœurs Cannet, tente de s’y peindre sans réserve, esprit et âme confondus. Avouant à sa fille : « J’aime à vous écrire », Mme de Sévigné révélait « l’expérience vicariale » (A. Moles 1964) offerte par la lettre. À travers leurs correspondances, les femmes de tout rang ont pu s’exprimer à loisir, sans se prétendre écrivaines. Une fois publiées, leurs œuvres épistolaires attestaient l’effervescence intellectuelle et l’énergie créatrice qui les motivaient.
Marie-Laure GIROU-SWIDERSKI