« Je suis passablement seule avec ma musique », confie la créatrice la plus féconde du XIXe siècle. Aînée de quatre enfants, Fanny Mendelssohn appartient à l’une des familles les plus renommées de la Prusse. Son père Abraham est le fils du philosophe juif allemand Moses Mendelssohn. Sa mère Lea est la petite-fille de Daniel Itzig, banquier de Frédéric II et premier citoyen juif à jouir des mêmes droits que les chrétiens. Ses tantes Fanny Arnstein et Sarah Levy tiennent des salons réputés. Sa tante Dorothea Schlegel*, mère du peintre Philipp Veit, participe au romantisme littéraire aux côtés de son second mari, Friedrich Schlegel. Son oncle Jakob Bartholdy, consul de Prusse à Rome, est le mécène de la Casa Bartholdi. L’implantation romaine est liée à la conversion de plusieurs membres de la famille au christianisme. En 1816 à Berlin, Abraham et Lea Mendelssohn font embrasser le luthéranisme à leurs quatre enfants pour faciliter leur assimilation. Le frère puîné de Fanny est le célèbre compositeur Félix Mendelssohn (1809-1847). Fanny épouse en 1829 Wilhelm Hensel, peintre de la cour à Berlin, avec qui elle a un fils, Sebastian Hensel. Elle trace le chemin de son frère Félix en accomplissant le sien. Ils bénéficient à Berlin d’une éducation exemplaire auprès de Ludwig Berger pour le piano, de Friedrich Zelter pour le contrepoint et la théorie, et intègrent en 1820 la Singakademie, un temple à la gloire de Jean-Sébastien Bach, honoré par la famille Mendelssohn tout entière. Goethe juge « la sœur aussi douée que le frère », en qui il voyait « l’enfant sublime ». Mais alors que Félix voyage aux quatre coins de l’Europe et accomplit une splendide carrière, Fanny doit se contenter d’un parcours plus modeste. Hormis deux périples en Italie (1839-1840, 1845), le point d’ancrage de sa vie reste Berlin, où elle perpétue les Sonntagsmusiken (matinées musicales du dimanche) familiales, assidûment fréquentées par l’intelligentsia locale et internationale. Esprit éclairé, très cultivée, elle connaît tout ce que la Prusse compte de figures éminentes. On lui doit plus de 400 œuvres, pour la plupart encore inédites. Ses nombreuses pièces pour piano (Lieder ohne Worte, Das Jahr, 1840) en constituent la part la plus accomplie avec ses quelque 300 lieder, dont une trentaine seulement publiés de son vivant. À quoi s’ajoutent des chœurs a cappella (Gartenlieder), cantates (Lobgesang et Hiob, 1831), scènes dramatiques (Hero und Leander, 1832), un oratorio (Oratorium nach Bildern der Bibel, 1831) qui ne dissimulent pas l’influence de Bach, et quelques pages de chambre et d’orchestre. Au fil d’œuvres aussi diverses, marquées tour à tour par Bach, Beethoven ou Ignaz Moscheles, ne jaillit pas un style mais des recherches parfois complexes, novatrices, toujours personnelles, qui, en plus du romantisme ambiant, oscillent entre postclassicisme et déjà postromantisme, intellectualisme et expressionnisme. Ce catalogue révèle les affinités de Fanny et de Félix, qui en a pourtant entravé la publication. Bien que le frère soit attaché à sa sœur, qu’il admirait au point de ne pouvoir lui survivre, il crut de son devoir, après leur père, de ne pas encourager ses dons jugés incompatibles avec ses obligations d’épouse, de mère et de femme du monde. Aussi les six premiers lieder publiés de Fanny furent-ils insérés, sans précision, dans les Gesänge opus 8 et 9 de Félix. Ce n’est qu’en 1846 que le cadet se laisse enfin fléchir, à contrecœur. Fanny a le temps de publier douze Lieder opus 1 et 7 et des pièces pour piano avant qu’une attaque ne la terrasse. Après son décès, sa famille fera paraître des Lieder ohne Worte, son récent et magnifique Trio avec piano opus 11 et douze Lieder opus 9 et 10. Empreints d’un lyrisme jaillissant, qui enchanta Goethe, ses lieder puisent avec une parfaite sûreté de goût dans Goethe, Schiller, Ludwig Tieck, Ludwig Uhland, Joseph von Eichendorff, Heinrich Heine ou Nikolaus Lenau. Jouer, diriger : tout ce qu’elle n’avait pas le droit de faire en public, Fanny pouvait l’accomplir dans la résidence des Mendelssohn à Berlin. Elle a été ainsi l’unique femme Capellmeister (cheffe d’orchestre et de chœur) du siècle. À Rome, reçue à bras ouverts à la villa Médicis par Ingres, le peintre violoniste, et par les pensionnaires, dont Gounod, elle a exécuté de mémoire des partitions entières de Bach, Mozart, Beethoven et quelques-unes des siennes. Gounod la dira « musicienne hors ligne, pianiste remarquable, femme d’un esprit supérieur, douée de facultés rares comme compositeur ».
Brigitte FRANÇOIS-SAPPEY