L’expression « féminisme décolonial », proposée par la philosophe argentine María Lugones, désigne un mouvement latino-américain en pleine croissance (« Abya Yala » signifie en langue cuna « le continent sud-américain »). Dénonçant l’hégémonie du féminisme occidental, blanc et bourgeois, eurocentrique et raciste, ce groupe est formé d’intellectuelles militantes d’origine africaine, indienne et métisse, ainsi que d’universitaires blanches. Il se nourrit des différentes traditions critiques contemporaines de la modernité occidentale ; il est l’héritier du féminisme noir et du tiers-monde états-unien, en particulier en ce qui concerne l’analyse des différentes formes d’oppression liées à la classe sociale, à la race, au sexe et à la préférence sexuelle. En même temps, il reprend le questionnement des Afrodescendantes et Indiennes latino-américaines qui ont posé le problème de leur non-visibilité à l’intérieur de leurs propres mouvements et au sein du féminisme lui-même. Le groupe reprend aussi les contributions de Gayatri Chakravorty Spivak* et de Chandra Talpade Mohanty, qui dénoncent les relents colonialistes présents dans certains discours féministes occidentaux traitant des femmes du tiers-monde et de leurs luttes. Autre ligne généalogique : les critiques du « Corriente feminista autonoma latinoamericana », analysant l’institutionnalisation d’un agenda global de droits qui sert les intérêts néocoloniaux dans le cadre des politiques développementalistes des pays du tiers-monde. Le mouvement se nourrit également de la vaste production de la critique latino-américaine actuelle, qui pose le problème du caractère « colonial » du pouvoir et du savoir (Quijano, Mignolo, Castro Gomez). Les catégories de classification sociale (race, sexe, nature/culture) fonctionnent comme une opération spécifique à partir de laquelle un système de différences s’impose pour justifier et « naturaliser » le régime capitaliste hétéropatriarcal et raciste. Ces féministes latino-américaines organisent un mouvement visant à dépasser le cloisonnement des luttes contre les régimes de domination. Yuderkys Espinosa montre comment les privilèges de classe, de race, d’ethnie et l’hégémonie hétérosexuelle divisent et font obstacle à la solidarité des femmes. D’autres auteurs, comme Ochy Curiel (lesbienne et afrodescendante), utilisent les apports des féministes noires et indigènes pour les associer aux théories féministes postcoloniales. Selon Silvia Rivera Cusicanqui* et Breny Mendoza, la constitution des nations latino-américaines et le discours du métissage installent une hégémonie blanche métisse eurocentrée et fixent la place réservée aux femmes. Dans une perspective plus globale, Rita Segato, M. Lugones, Aura Cumes, Julieta Paredes et Lorena Cabnal se posent la question de l’existence d’un patriarcat d’avant la conquête.
Yuderkys ESPINOSA MINOSO