Issue d’une famille d’intellectuels catholiques, fondateurs des Guides bleus, Germaine Tillion débute ses études à Paris en 1925 et rencontre Marcel Mauss qui influencera fortement sa carrière. Grâce à lui et à une bourse du Royal Anthropological Institute, elle part en 1934 pour sa première mission ethnologique dans les Aurès (Algérie). Elle participe à des cérémonies matrimoniales, à des circoncisions et à des déplacements saisonniers entre le désert du Sahara et le haut des montagnes, et rédige sa thèse sur l’organisation sociale, l’économie et les lignages d’une tribu chaoui. Engagée par le CNRS comme ethnologue spécialiste des peuples d’Afrique du Nord, elle repart en Algérie en 1939 et rentre le 9 juin 1940, lors de l’invasion de Paris par l’armée allemande. Elle s’engage aussitôt dans la Résistance et, en 1942, dirige ce qu’elle nommera le « réseau du musée de l’Homme ». Emprisonnée la même année à Fresnes, elle est déportée en octobre 1943 au camp de concentration de Ravensbrück, en Allemagne. Observant la vie du camp avec une minutie ethnographique, elle transpose l’insoutenable en écrivant une opérette,
Le Verfügbar aux enfers, sur ce « laboratoire expérimental » où le chef d’orchestre avait la prétention de créer une nouvelle espèce. Cette opérette – chantée clandestinement par les prisonnières – n’a été publiée qu’en 2005 et mise en scène pour la première fois en mai 2007, au Théâtre du Châtelet à Paris. Dès son retour de captivité, G. Tillion rédige un traité d’anthropologie sur
Ravensbrück (1946). Cette œuvre – l’une des premières sur le système concentrationnaire – demeure une référence en anthropologie pour tous ceux qui travaillent sur les camps d’internement. Rattachée comme chercheuse au CNRS, elle se penche sur les victimes des camps nazis, en particulier les 8 000 femmes françaises déportées. Cette recherche est publiée dans
Voix et Visages, le bulletin de l’Association nationale des anciennes déportées et internées de la Résistance. Lors de la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962), G. Tillion s’engage à nouveau auprès des populations de l’Aurès et dénonce, dans
L’Algérie en 1957, l’exode rural, les effets de l’économie monétaire, ainsi que les carences dans l’instruction et les apprentissages techniques comme facteurs d’appauvrissement généralisé des peuples d’Algérie, ce qu’elle appelle leur « clochardisation ». Au cours de ces événements, elle quitte le terrain ethnologique pour se lancer dans une tentative de conciliation entre les communautés algérienne et française. Elle met à contribution son expérience de terrain et son passé de résistante pour convaincre le gouverneur général Jacques Soustelle de mettre en place des centres sociaux locaux destinés à former les jeunes et les adultes par l’éducation, la prévention de la santé et la professionnalisation. Ces centres auront un rôle essentiel, non seulement pour l’apprentissage de métiers traditionnels et des nouveaux savoirs, mais aussi dans la création d’importants réseaux de solidarité entre Algériens et Français lors de la guerre d’indépendance. En 1966, elle publie
Le Harem et les Cousins, un essai fondamental qui a joué un rôle important dans le mouvement des femmes en France et dans les pays méditerranéens dans les années 1970-1980. À la fin de sa vie, elle écrit, publie et republie plusieurs livres, en particulier sur ses terrains algériens. En 2001, avec Nancy Wood, elle présente, dans
L’Algérie aurésienne, 150 photos de son travail des années 1930
. G. Tillion a contribué à la création de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), où elle a été responsable de la chaire d’anthropologie des peuples d’Afrique du Nord. Les anthropologues et historiens du Sud reconnaissent son œuvre depuis longtemps, mais en France, l’attitude frileuse du milieu anthropologique à l’égard de l’engagement militant sur le terrain, particulièrement des femmes, a gommé le remarquable parcours de G. Tillion. Elle n’a reçu la grand-croix de la Légion d’honneur pour son engagement dans la Résistance qu’en 1999, et il fallut attendre que Tzvetan Todorov organise un recueil de plusieurs de ses textes publiés entre 1941 et 2000 pour que son œuvre, singulière et innovante, soit enfin pleinement reconnue. Elle fait son entrée au Panthéon en 2015.
Carmen RIAL, Miriam GROSSI et Tassadit YACINE