Figure majeure de l’art corporel ou body art dans les années 1970, Gina Pane s’installe à Paris en 1961. Lors de ses études à l’École nationale supérieure des beaux-arts et à l’Atelier d’art sacré, ses premières peintures, marquées par l’abstraction géométrique et le constructivisme russe, laissent place à la réalisation de sculptures pénétrables, où elle invite le spectateur à une expérimentation de son propre corps. Dans la lignée du Grav (Groupe de recherche d’art visuel), d’artistes brésiliens comme Hélio Oiticica et Lygia Clark*, mais aussi et surtout de Merce Cunningham et de John Cage, elle expérimente cette « nouvelle relation à l’art », ce décloisonnement des disciplines qu’elle retrouve dans les travaux du Black Mountain College. À la fin des années 1960, la nature, qu’elle voit comme « une force poétique » et « un lieu de mémoire et d’énergies », devient le lieu de son engagement artistique, écologique et politique. C’est le geste de l’artiste qui importe. Les titres de ses œuvres tiennent déjà lieu de description : Pierres déplacées (1968), Enfoncement d’un rayon de soleil (1969), Continuation d’un chemin de bois ou Semences de graines de chanvre (1970)… Dans Situation idéale, terre-artiste-ciel (1969), documenté, comme toujours, par une photographie de terrain, on y voit l’artiste, debout, en haut d’un champ labouré en pente, entre ciel et terre, les mains dans les poches. Cette action prend valeur de programme : G. Pane occupe une position privilégiée de médiatrice, de passeuse entre terre et ciel, sensible et intelligible, matériel et spirituel. Au début des années 1970, son corps devient le matériau même de sa recherche, jusqu’à le mettre en danger. Réalisées d’abord sans public, dans l’atelier, puis dans des appartements privés ou divers lieux institutionnels, ces « actions » explorent ses obsessions personnelles, en même temps qu’un questionnement sociologique et politique. Dans Escalade non anesthésiée (1971), l’artiste gravit, mains et pieds nus, des échelons métalliques hérissés de pointes acérées, en référence aux marches à gravir pour atteindre une « position » sociale, mais aussi à l’escalade américaine pendant la guerre au Vietnam. Des expériences, à la limite du supportable – manger à même l’assiette de la viande crue pendant une heure quinze (Nourriture, 1971) – alternent avec des actions plus intimes, renvoyant à l’enfance (se caresser le ventre avec des plumes, jouer avec une balle) ou à la condition féminine, comme dans son célèbre Azione sentimentale (1973). À la galerie Diagramma à Milan, devant un public exclusivement féminin, elle ritualise à l’extrême un acte d’automutilation symbolique : vêtue de blanc, elle se plante lentement dans les bras les épines d’un bouquet de roses rouges puis blanches, tandis que, passant progressivement de la station debout à la position fœtale, elle pratique, avec une lame de rasoir, une incision dans la paume de sa main. Ces actes ont un aspect sacrificiel qui renvoie à la dimension mystique du martyr, mais tout autant au sexe féminin et au sang menstruel. La création d’un atelier de performances au centre Georges-Pompidou en 1978 marque l’apogée et la fin de l’œuvre performative de G. Pane. Après une dernière action en 1979, à New York, elle entame la période des « partitions », entre installation et sculpture, où les blessures et les expériences vécues par son corps sont transférées symboliquement sur la matière (verre brisé, fer rouillé, bois, cuivre), et laissent imaginer au spectateur plusieurs récits possibles. À partir de 1984, la reprise des récits des saints martyrs, décrits dans la Légende dorée, confère à ses « partitions » une symbolique chrétienne de la blessure, où discours sur le corps et question du sacré se rejoignent. Ainsi, sa dernière œuvre, La prière des pauvres et le corps des saints (1989-1990) est une installation monumentale, où trois vitrines reliquaires, avec empreintes du corps et éléments symboliques sont dédiées aux saints, François, Laurent et Sébastien. G. Pane a aussi été enseignante à l’École des beaux-arts du Mans, de 1975 à 1990.
Claire BERNARDI