De naissance probablement aristocratique, destinée à une éducation de haut niveau, enlevée par son précepteur, Pierre Abélard (1079-1142), épouse de celui-ci, reléguée par le même au monastère, prieure à Argenteuil jusqu’en 1029, abbesse du Paraclet de 1035 jusqu’à sa mort, Héloïse a laissé une empreinte discrète sur une époque dont son mari a défrayé la chronique.
La source principale qui permet d’approcher Héloïse émane d’Abélard : celui-ci voue l’Histoire de mes malheurs (vers 1132-1133) à son autojustification par la déploration de soi. Suit une correspondance composée de 12 lettres : sept échangées entre le couple ; une au nom des moniales ; une de l’abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, suivie de la réponse d’Héloïse, et deux lettres que lui adresse le chanoine Hugues Métel. Des mentions fugaces (quelques chartes, un recueil de coutumes et des livres liturgiques du Paraclet, ainsi que des chroniques post mortem par Guillaume Godel vers 1180 et un anonyme de Tours vers 1210) viennent compléter les informations sur elle. Vers 1290, Jean de Meung traduit en ancien français la correspondance d’Héloïse avec Abélard, dont il a cité, quelques années auparavant, un extrait dans le Roman de la Rose. Héloïse entre ainsi dans l’histoire de la littérature. Sa survie étant assurée, ses lecteurs des XVIIe et XVIIIe siècles travaillent néanmoins à sa métamorphose : ils préfèrent bientôt l’amoureuse en habit de philosophe, accordent ensuite leurs faveurs à son âme romantique et oublient la créatrice. Celle-ci n’a retrouvé grâce qu’à la fin du XXe siècle.
Héloïse a suivi les enseignements d’Abélard à Paris (vers 1115-1117) : initiée à la dialectique, elle a acquis une expertise en logique – ses lettres en témoignent. On lui prête aujourd’hui la responsabilité d’une pensée morale jusqu’ici attribuée à Abélard : la morale de l’intention, à l’origine de développements essentiels dans la psychologie occidentale. Hormis ses lettres rédigées dans un style toujours maîtrisé et une liste de questions théologiques adressées à Abélard (Problemata Heloissae), elle n’a laissé aucune œuvre personnelle. Son mari et ses contemporains ont cependant transmis la mémoire d’une intellectuelle surpassant la culture scolaire de l’époque (le témoignage de Pierre le Vénérable est essentiel à cet égard), mais aussi d’une administratrice talentueuse, capable de gouverner, ce qui lui a permis de fonder l’ordre religieux féminin du Paraclet, dont plusieurs institutions ont perduré jusqu’à la Révolution française. Elle n’a pu toutefois soustraire sa communauté aux contraintes de la règle de saint Benoît, dont elle observe qu’elle a été composée pour des hommes. Outre le fait qu’elle refuse à Abélard l’exercice de son autorité sur ses moniales, elle impose trois innovations dans les coutumes qui régissent ses monastères : l’accession tour à tour de toutes les religieuses aux responsabilités du monastère, l’exercice de la prédication par les femmes, le refus du contrôle de l’institution par les lignages donateurs et les familles des sœurs. Ces traits singuliers confirment l’originalité profonde d’une créatrice dont on peine encore à mesurer l’influence.
Guy LOBRICHON