Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les femmes ne sont pas admises dans les universités d’Amérique latine : il n’y a donc pas d’historiennes ni d’ethnographes professionnelles, pas plus que d’avocates ou de femmes médecins. Elles sont éduquées à la maison jusque dans les années 1850 et il faut attendre les dernières décennies du siècle pour que soit mis en place un enseignement secondaire dans certains pays. Cependant, composer de la poésie ou écrire un roman étant considéré comme activité féminine, des femmes dotées d’éducation, de sensibilité et de soutien familial peuvent être romancières, poétesses, écrivaines de journaux intimes et de carnets de voyage. Elles deviennent des témoins avisés de leur temps en tant qu’historiennes « amateures » et utilisent la fiction comme moyen de transmission aussi bien de l’histoire que de la réalité contemporaine de leur pays. En montrant les femmes comme des protagonistes importants de l’histoire, ces auteures offrent une voix alternative au récit masculin des historiens. Deux d’entre elles, Juana Manuela Gorriti* (1818-1892) et Soledad Acosta de Samper (1833-1913), dont le travail s’appuie sur des règles professionnelles rigoureuses, écrivent des livres d’histoire pour les écoliers, ouvrages qui suivent une ligne politique stricte et présentent principalement des héros masculins. Bien que ces romancières ou ces historiennes contribuent par leurs écrits à construire une identité nationale, elles ne reçoivent, pour la plupart, aucune reconnaissance avant la fin du XXe siècle.
Soldate et écrivaine, la Colombienne Ana María Martínez de Nisser écrit sur sa propre participation à l’histoire, publiant en 1843 La Revolución de Antioquia en 1842. Épouse d’un ingénieur suédois, elle s’engage dans la guerre civile qui déchire son pays après la capture de son mari par une faction rebelle. Habillée en soldat, elle se déplace avec l’armée gouvernementale, cherchant à sauver son mari et à vaincre les rebelles. De son côté, l’Argentine J. M. Gorriti s’installe à Lima, où elle devient enseignante, écrivaine et animatrice de réunions littéraires, se construisant une solide réputation d’éditrice de magazines féminins et de romancière. Elle s’immerge également dans l’histoire, qu’elle aborde sous forme de petits récits, de romans et d’essais. Parmi les ouvrages traitant de son temps, La hija del mazorquero (1862) dénonce la dictature politique du gouverneur de Buenos Aires, Juan Manuel de Rosas, et les guerres qui déchirent la nation, et Una hojeada a la patria (1865), est un essai d’interprétation de l’histoire de l’Argentine. J. M. Gorriti écrit également de nombreux textes biographiques tels que Vida militar y política del General Don Dionisio de Puch (1869). Sa compatriote Juana Manso de Noronha (1819-1875) vit en exil politique au Brésil, où elle fonde deux journaux féminins nourris par ses engagements politiques et féministes. Ses romans historiques sont des attaques à peine déguisées contre Rosas et l’oppression politique. Les plus connus sont Los misterios del Plata (1850) et La familia del comendador (1854). Directrice de la première école mixte de Buenos Aires, elle s’intéresse à l’histoire de la pédagogie. Considérant l’histoire comme la base de l’éducation civique, elle écrit en 1863 une histoire de l’Argentine, Compendio de la historia de las Provincias Unidas del Rio de La Plata, modifiée à plusieurs reprises dans les années 1870 pour être utilisée dans les écoles publiques.
Josefa Acevedo de Gómez (1803-1861), fille d’un patriote, mariée à un avocat reconnu, compte parmi les premières écrivaines de Colombie. Auteure des biographies de son mari (1854), de son père et de son frère, elle écrit également des ouvrages poétiques et didactiques, mais n’atteint jamais la notoriété acquise par sa compatriote S. Acosta de Samper. Écrivaine prolifique, cette dernière a une forte affinité pour l’histoire, évoquant des épisodes de la période coloniale et nationale dans plusieurs ouvrages, notamment Una familia patriota (1885), Los piratas de Cartagena (1886), Una holandesa en América (1888). Elle écrit aussi des biographies de patriotes, prenant Walter Scott pour modèle. Ses Lecciones de Historia de Colombia (1908) sont parrainées par le ministère de l’Éducation. Précédées par l’étude des civilisations précolombiennes, l’histoire coloniale et celle de la république sont centrées sur les institutions et les personnalités. Le travail est informatif mais le jugement moralisateur de son auteure sur les leaders libéraux républicains trahit son affiliation conservatrice. Quant à la Péruvienne Clorinda Matto de Turner (1852-1909), elle est romancière, éditrice de revues, promotrice du droit des femmes et de l’éducation, admiratrice de la culture et de la langue inca. Intéressée par l’histoire du Pérou, elle publie une traduction des Évangiles en quechua et atteint la notoriété avec son roman Aves sin Nido (1889), sur le sort des peuples indigènes opprimés de son pays. Excommuniée pour une publication jugée immorale, elle devient très critique envers l’Église catholique. Contrainte de quitter le Pérou en 1895 pour des raisons politiques, elle réside à Buenos Aires où elle enseigne à des femmes et publie un magazine littéraire à leur intention. Connue pour ses romans, elle publie également une anthologie de traditions et de légendes péruviennes et deux livres d’histoire, Bocetos al lápiz de americanos célebres (1889) et Boreales, Miniaturas y porcelanas (1902), recueils de biographies d’hommes et de femmes de son pays qu’elle considère comme des exemples de droiture civique.
Asunción LAVRIN