La littérature personnelle indonésienne se distingue en général de ses modèles occidentaux par une certaine réticence de l’individu à se faire centre de son récit. Cela le conduit à présenter son entreprise comme une réponse à une demande d’autrui et à brouiller les distinctions génériques entre biographie, autobiographie et mémoires. Les ouvrages désignés comme autobiographiques sont rarement personnels, tandis que poésie lyrique et romans, souvent rédigés à la première personne, paraissent empreints de la vie de leurs auteurs aux yeux des lecteurs qui les connaissent. Kehilangan Mestika (« la perte du joyau », 1935), de Hamidah*, et Buiten het Gareel (« hors du joug », 1940), de Soewarsih Djojopoespito*, ont ainsi pu être considérés comme des romans autobiographiques.
Si Raden Adjeng Kartini* n’est pas la première à s’adonner à l’écriture du moi, elle diffère de ses prédécesseurs masculins par la qualité littéraire et la dimension subjective de ses lettres rédigées en néerlandais entre 1899 et 1904, dont certaines revêtent la forme de l’autoportrait ou de l’autobiographie romancée. Elle inaugure en outre les deux tendances opposées des écritures de soi indonésiennes : la révolte contre l’ordre établi et la soumission aux normes sociales.
La première est représentée par des souvenirs d’enfance qui évoquent un individu souffrant de n’être pas encore intégré, se heurtant à un monde source de misères et de maladies, à une société coloniale cause de brimades et d’humiliations, ou encore à une famille à laquelle il reproche son manque de compréhension et d’amour. Les récits de vie conjugale peuvent donner lieu à un éloge du conjoint, comme Herinnering van mijn Man (« souvenirs de mon époux », 1960), de Partini, ou Bung Tomo Suamiku (« Bung Tomo mon mari », 1995), de Sulistina Soetomo, ou à un réquisitoire, tel Soedjojono dan Aku (« Soedjojono et moi », 2006), de Mia Bustam. Cette dernière dénonce l’injustice de son ex-mari qui n’hésita pas à l’abandonner avec leurs enfants alors qu’il lui devait, en grande partie, la réussite de sa carrière. Mais le rejet dont sont victimes femmes et enfants mal aimés ne saurait être comparé à l’exclusion sociale frappant les exilés et les prisonniers politiques. Si la tradition des récits de captivité remonte en fait à la colonisation, leur féminisation coïncide essentiellement avec le régime Suharto (1966-1998). Nombre de femmes, proches à divers titres du parti communiste indonésien, telles Proletariyati, Ibarruri ou encore M. Bustam, ont fait l’objet de persécutions. La chute de Suharto leur a permis de s’exprimer et de révéler au monde les injustices et les souffrances subies. Leurs témoignages visent à rétablir une vérité historique trop longtemps occultée, à réhabiliter la mémoire des victimes, et peut-être aussi à faire renaître leurs idées.
La seconde tendance, bien représentée par les Mémoires, évoque un individu intégré. Ce genre est particulièrement illustré par des récits de carrière, telles les autobiographies par personne interposée des chanteuses Dewi Dja (1982), Titiek Puspa (2008) et Krisdayanti (2009), qui n’échappent ni au stéréotype ni à l’idéalisation, puisqu’ils font de l’individu un exemple de fidélité à la nation, à la culture et à la religion. Richement illustrés, ils abordent des thèmes dignes de la « presse du cœur ».
Les souvenirs que relate Partini aboutissent à subvertir le genre autobiographique en ne plaçant pas la narratrice au centre du récit, mais en la subordonnant au milieu social auquel elle appartient. Fille d’une concubine d’origine modeste répudiée par son père, Partini dut interrompre ses études et épouser un homme plus âgé qu’elle, mais réussit à mener sur le tard une carrière littéraire sous le pseudonyme d’Arti Purbani.
Mien Soedarpo montre, pour sa part, comment une jeune femme originaire d’un milieu favorisé prend conscience de son identité nationale en épousant le mouvement de l’histoire. Elle interprète son mariage avec un militant nationaliste venant d’une autre région à la fois comme un effort de dépassement des particularismes locaux dans l’unité de la nation et comme une volonté de ne pas répéter l’échec conjugal de ses parents issus d’ethnies différentes. Son récit s’achève à la fois par l’indépendance de son pays et par son entrée dans la vie active (conjugale et professionnelle). De même, Erika, une Eurasienne d’origine protestante, manifeste sa fierté d’appartenir à la nation indonésienne, considérant son mariage avec un musulman comme une preuve d’assimilation.
L’œuvre autobiographique de Nh. Dini* frappe par sa complétude, puisqu’elle illustre les deux tendances opposées des autobiographies indonésiennes. Dénonçant l’égoïsme masculin, elle règle ses comptes avec ses frères et son ex-mari, et souligne les difficultés qu’elle eut à accomplir sa vocation littéraire dans une société dominée par les hommes. Mais elle exprime en même temps sa fidélité à la culture javanaise et sa reconnaissance envers ses parents. Elle paraît s’aligner sur les normes occidentales par la franchise de ses confidences, dont certaines permettent de tester la teneur autobiographique de ses œuvres de fiction. L’amplitude de sa production autobiographique apparaît d’autant plus remarquable que les autobiographies d’écrivains sont rares en Indonésie et souvent limitées à un stade particulier de leurs vies. Certains d’entre eux n’hésitent d’ailleurs pas à déléguer à une tierce personne la rédaction de leurs Mémoires, telle la poétesse Toeti Heraty* qui a confié à sa consœur Dorothea Rosa Herliany* la rédaction de son Fragmen Otobiografi (« fragment d’autobiographie », 2003).
Étienne NAVEAU