Poétesse, intellectuelle, écrivaine engagée, membre actif et rayonnant du Groupe 47, Ingeborg Bachmann a profondément marqué l’espace littéraire germanophone après 1945. Elle excelle dans l’analyse subtile de la subjectivité féminine, des rapports sociaux de sexe entre désir et destruction, et dévoile la pérennité d’une pensée fascisante, détectée dans les rapports quotidiens homme/femme. Son enfance est marquée par l’expérience de la guerre, du nazisme, des frontières, de l’univers étriqué de la province. Humaniste, elle vit en exilée pacifiste, successivement dans diverses villes européennes dont Rome, où elle termine sa vie recluse et mourra des suites de blessures dues à l’incendie de son appartement. Elle écrit des poèmes, pièces radiophoniques, récits, romans, essais philosophiques, livrets d’opéra (avec son ami le compositeur Hans Werner Henze). Elle occupe la première chaire de poétologie à Francfort en 1959-1960 (Leçons de Francfort). Elle fréquente les grands penseurs et écrivains de son époque, noue une relation passionnelle et artistique avec Paul Celan, puis mène une vie conflictuelle avec Max Frisch (1958-1962). Elle reçoit le prix Georg-Büchner en 1964. Sa carrière fulgurante, dès 1952, enchante la critique qui acclame ses deux grands recueils Die Gestundete Zeit (« le temps en sursis », 1953) et Anrufung des Grossen Bären (« invocation de la Grande Ourse », 1956). Mais la littérature germanophone semble peu sensible au regard acide et critique que l’auteure pose sur les tendances « restauratives » de son époque. I. Bachmann défend une poétique de la vigilance. Le poète en sorte d’avant-poste doit résister au sommeil, à la tentative d’oubli, aux illusions. Un nouveau langage à la fois matériel et abstrait s’invente, qui porte les blessures, nous rend voyants et tend vers un monde meilleur. Dans les années 1960, I. Bachmann cessera d’écrire de la poésie, dont elle désigne les impasses et les leurres (« Keine Delikatessen », « pas de délicatesses », 1963). Elle poursuit ses questionnements en prose, alliant langue poétique et réflexion philosophique sur les rapports entre langage, vérité et amour et sur la pluralité des systèmes de valeur. La problématique de la différence des sexes s’accentue, elle s’interroge sur sa condition de femme écrivain dans « Adieu de la sirène Ondine » du recueil La Trentième Année (1961). La critique se montre peu disposée envers cet engagement politique et intellectuel de femme et dénonce dans Trois sentiers vers le lac (1972), de misérables portraits de femmes névrosées, hystériques, frustrées. La critique féministe les rejette tout autant dès lors qu’ils ne constituent pas des modèles identificatoires positifs. C’est seulement dans les années 1980 que sa prose jouira d’une relecture, tenant compte des stratégies de mimesis subversive et de déconstruction de son écriture subtile, polyphonique et ironique. Sa trilogie sur les « façons de mourir » (Todesarten), avec la thèse majeure qu’on ne meurt pas dans cette société, mais qu’on est assassiné, constitue son œuvre-phare. Dans Franza, Requiem pour Fanny Goldmann et Malina (1971), seul roman achevé, elle sonde les mécanismes d’exclusion, de colonisation et de destruction du féminin et de tout autre, dans la relation à l’homme, dans l’ordre symbolique, dans la production artistique. Malina est devenu un roman culte du féminisme, porté à l’écran par Werner Schroeter (1991). I. Bachmann y retraverse le meurtre d’une femme dans l’ordre symbolique et patriarcal. Elle désigne l’ambivalence du désir où le sujet féminin se piège, approprié, aliéné. Mais toute son œuvre peut être entendue comme un combat engagé et esthétique explorant la frontière entre altération heureuse du sujet traversé par l’autre et anéantissement.
Susanne BÖHMISCH