Il a fallu plusieurs décennies avant que les pièces d’Isa Genzken (sculptures, installations, photographies, peintures et collages) soient reconnues parmi les contributions les plus importantes au renouveau de la sculpture et de son histoire. Composées de matériaux contemporains agencés de manière sophistiquée, ses créations gardent une dimension artisanale. Ses thèmes interrogent les relations entre l’espace privé et public, l’autonomie de l’art et l’expérience collective. D’un point de vue sociopolitique, ses formes montrent comment l’art peut retrouver les moyens de donner corps et vie à la pensée, aux idéologies, à l’humain, à ses représentations et ses désastres. Pour l’artiste, la question du matériau est centrale. Dans les années 1980, elle se sert de bois, de plâtre et surtout de béton pour ses sculptures au sol, de 5 à 10 mètres de haut, qui questionnent l’architecture alors au cœur du débat de la « déconstruction » postmoderne. Ces objets conceptuels sont construits sur des plans rectangulaires, ceints de murs en béton dépourvus de fenêtre, fragments d’architectures posés sur un socle en acier (Marcel, 1987). Dans les années 1990, elle intègre la lumière et la transparence : elle utilise la résine époxy, matériau translucide, puis se tourne vers le verre industriel de couleur, qui ajoute à ses pièces une étrange dimension esthétique. Elle fait de la façade son sujet, comme dans la série New Buildings for Berlin (2001-2002), vision fragile de gratte-ciel en verre, érigés et groupés sur un plan triangulaire ou rectangulaire. Puis vient, dans les années 2000, la série des Social Façade, où l’artiste puise dans la peinture le format de l’image. Des bandes de métaux les plus divers – des plaques de cuivre aux tôles d’aluminium – sont collées sur des supports rectangulaires. La lumière, décomposée par prisme sur les surfaces chatoyantes, réfléchit, en la démultipliant, l’image de l’observateur, son ego, sa puissance dévastatrice. Incursion qui prend encore plus d’ampleur dans l’ensemble de 22 sculptures, Empire Vampire, Who Kills Death (2002-2003), réalisé après les attentats du 11 septembre 2001, que la plasticienne a elle-même vécus à New York. Les matériaux se font plus sales, incluant des jouets en plastique, des résidus ; les formes incolores sont comme recouvertes de cendres, évocation du nuage opaque et gris qui s’est abattu ce jour-là sur le monde. Depuis quelques années, ses installations se complexifient : les matériaux de récupération, les couleurs vives, les images arrachées, décomposées donnent une impression de violence, de rupture définitive avec l’idée d’art comme récit totalisant ; en témoigne son exposition dans la galerie parisienne Chantal Crousel en 2010, où elle présente, notamment, Mona Isa, qui remet en scène des personnages iconiques de l’histoire de l’art, comme Léonard de Vinci, à côté de ses propres portraits ou de la figure de Michael Jackson, Hotel, Harfe, Ambulance, Nofretete, Bibliothek (2010), sculptures-corps symbolisant le lifestyle universel, les Lautsprecher, caissons vides, capteurs ou émetteurs en attente de sons, suspendus au plafond, ou encore cet éléphant, grand animal triste et fatigué, pénétrant l’exposition par une fenêtre dérobée (Mona Isa III [Elefant], 2010). Le public international l’a découverte grâce à sa participation à la Biennale de Venise en 2007, où I. Genzken avait mis en scène les dimensions opaques et réfléchissantes de l’histoire du pavillon allemand, produisant de véritables métamorphoses dans et sur l’architecture, où se côtoyaient le glamour et la misère, l’euphorie et la désillusion, l’idéal populaire et l’effondrement du modernisme. Le MoMA lui rend hommage avec une importante rétrospective en 2013.
Stéphanie MOISDON