Neuvième enfant d’une fratrie de dix, Ismat Chughtai grandit dans une famille de la classe moyenne musulmane. Toutes ses sœurs étant mariées, elle est élevée avec ses frères, et est notamment influencée par son frère écrivain, Azeem Bai Chughtai, qui l’initie à l’histoire, aux langues, à la lecture du Coran, à la littérature. Dans un milieu et une société qui considèrent l’instruction des filles comme inutile, voire nocive, elle doit lutter pour faire des études et tracer sa voie, hors des conventions. Elle commence à écrire en secret et épouse, contre l’avis de sa famille, le cinéaste Shahid Latif. Elle écrit d’ailleurs des scénarios de films et une partie de son œuvre est adaptée au cinéma, à une époque où les rapports entre le cinéma, les écrivains progressistes et la littérature ourdoue sont vraiment féconds. Considérée à la fois comme la grande dame et l’enfant terrible de la littérature ourdoue, elle est surtout la pionnière, avec Qurratulain Hyder, de l’écriture féminine ourdoue. Publiée en 1943, sa nouvelle Le Quilt raconte, à travers le regard naïf et vif d’une enfant de 9 ans, l’histoire d’une femme que son mari délaisse et qui trouve réconfort affectif et sexuel auprès d’une domestique. La notoriété arrive alors en même temps que la controverse : poursuivie pour obscénité – son procès dure deux ans –, elle fait l’objet d’attaques très violentes. Avec une énergie obstinée et le désir intense de défendre la dignité des femmes dans leur singularité individuelle, elle révèle le monde derrière le voile. Son écriture puise dans ses souvenirs, dans les histoires racontées, dans les conversations entendues enfant, dans l’univers féminin volubile des foyers musulmans. Sa sensibilité est directe, parfois brutale, ce qui n’exclut ni la tendresse ni l’humour. Elle montre l’autarcie, la complaisance, les complexités et les contradictions de sa communauté, l’hypocrisie d’un système patriarcal oppressant avec ses plages de liberté imprévues, le poids de la sexualité et des inhibitions, la rivalité, les drames entre femmes au sein d’un univers confiné. Les personnages féminins abondent : petites filles et jeunes veuves, grands-mères et belles-sœurs, mères réduites à leur fonction de « génitrice », femmes au foyer frustrées, femmes délaissées, beautés d’hier devenues obèses, servantes et nourrices passionnées, jeunes filles curieuses des choses de l’amour et de la sexualité. Les femmes de ses fictions ont souvent la même nature rebelle et intrépide que l’auteure, telle Shaman dans Terhi Lakîr (« la ligne tordue »), en butte aux normes sociales et aux convenances culturelles de l’époque. Son œuvre innove aussi sur le plan formel. L’écriture à la première personne de ses nouvelles projette le lecteur dans un présent, en prise directe avec une conscience et une temporalité. Son écriture retranscrit le begâmâtî zabân, ou langage distinctif des femmes de la communauté musulmane autour des villes d’Aligarh et de Jodhpur, variété de l’ourdou, connu pour ses expressions idiomatiques, ses métaphores vibrantes et colorées et sa diction raffinée. Elle retranscrit aussi la langue truculente, libre et spontanée des servantes. Avec le talent d’une conteuse, elle nous parle en mêlant l’ironie, le jeu, la brusquerie, la séduction.
Laëtitia ZECCHINI