Après une enfance marquée par des drames familiaux et l’indigence, Janet Frame subit pendant huit ans des traitements dégradants, pour une présomption de schizophrénie en fait infondée, dans diverses institutions psychiatriques. Elle échappe de justesse à une lobotomie grâce à un prix littéraire reçu pour son premier recueil,
Le Lagon et autres nouvelles (1951). À sa sortie d’hôpital, recueillie par l’écrivain Frank Sargeson, elle rédige son premier roman,
Les hiboux pleurent vraiment (1957), révélant une écriture lyrique, servie par une imagination débridée, la situant hors du réalisme social caractéristique de la littérature néo-zélandaise. Sur les conseils de son ami, elle s’exile en Europe, principalement en Angleterre (1958-1963). Elle retournera en Nouvelle-Zélande à la mort de son père, pour y rester jusqu’à la fin de ses jours. J. Frame a toujours témoigné de sa volonté de rester l’auteure du récit de son existence, comme si elle y voyait une première dimension de son œuvre créatrice. L’ambiguïté essentielle de cette démarche, par laquelle elle ne dévoile ses secrets que sous le couvert de la fiction, ne sera que partiellement élucidée avec la parution en 2000 de la biographie de Michael King, puis de son roman autobiographique posthume,
Towards Another Summer (« vers un autre été », 2007). Son œuvre romanesque comme son autobiographie posent les jalons d’une réflexion à tiroirs sur les enjeux de la créativité. Dans un premier temps, les ressources de l’imagination sont associées à la folie, comme dans
Visages noyés (1961), vision postromantique d’aliénés mentaux, dont les errements irrationnels sont une source d’incompréhension et la cause d’incommensurables souffrances, même si « une minuscule essence poétique » peut « être distillée au départ de leur vérité débordante et sordide ». La souffrance à consentir pour atteindre une parcelle de vision est également au cœur de
The Edge of the Alphabet (« au bord de l’alphabet », 1962), où les aspirations créatrices des personnages sont freinées par les impératifs de l’existence ordinaire, ou dans
Le Jardin aveugle (1963), qui explore les processus mentaux d’une schizophrène au fil d’un récit statique libéré des conventions romanesques. Tout un univers parallèle émerge alors, où les êtres s’accrochent aux acquis trompeurs d’une identité individuelle, au péril de se dissoudre à mesure que les gagne une lucidité implacable quant aux limites de la conscience humaine. C’est ainsi qu’on a pu reprocher à l’auteure l’intransigeance de son existentialisme parfois morbide, mais aussi de sa satire sociale, laquelle se montre sans concession pour les personnages les moins pourvus en imagination, sévèrement jugés pour ce qui est présenté comme une fuite coupable devant la sombre vérité de l’existence. Il est vrai que J. Frame n’hésite pas, comme dans
The Adaptable Man (1965), à égratigner ses contemporains. Mais au-delà de l’intention satirique, sa représentation schématique de la norme sociale vise surtout à mettre en évidence ce qui la distingue du registre de la création artistique. C’est pourquoi un roman comme
A State of Siege (1966), où l’héroïne est une artiste peintre, s’articule autour du contraste entre le style figuratif et le mode abstrait, tandis que d’autres, comme
Intensive Care (« soins intensifs », 1970),
La Fille-Bison (1972) ou
Living in the Maniototo (1979), reposent sur un subtil différentiel entre prose et poésie. Ici, les passages en vers libres, énigmatiques mais suggestifs, introduisent un point de fuite, vers lequel tend l’œuvre elle-même. Ce genre d’expérimentation romanesque sera portée à son comble dans
The Carpathians (1988), où l’écrivaine offre une image symbolique de la fin du langage humain. Dans l’œuvre de J. Frame, le scepticisme épistémologique reste subordonné à la recherche d’un mode d’expression alternatif, utopique, à même de repousser les limites du dicible. De là vient sa valorisation du rôle de l’artiste, dont la fonction créatrice acquiert une dimension éthique dès lors qu’il s’agit d’étendre le champ du connaissable pour y inclure les damnés de l’histoire. Une correspondance est ainsi établie entre les aliénés mentaux, mis à l’écart dans une chambre capitonnée, et les sociétés poussées dans l’oubli au terme de la colonisation, comme la culture maori qui doit aujourd’hui se réinventer.
Marc DELREZ