Souvent considérée comme une figure de la préciosité, Madeleine de Scudéry s’impose surtout comme l’écrivain féminin le plus célèbre et le plus célébré au siècle de Louis XIV. Sa prestigieuse carrière, qui couvre presque cent ans, étonne si l’on songe à ses modestes origines. Issue de la petite noblesse provinciale, d’une famille passablement ruinée, orpheline de bonne heure, elle dut peut-être à cette insignifiance même le célibat qui lui donna la disponibilité nécessaire à une carrière littéraire. Élevée par un oncle généreux, elle bénéficia d’un autre soutien familial déterminant, celui de son frère Georges de Scudéry, lui-même devenu écrivain. Elle le rejoignit à Paris vers 1635, entra dans les cercles lettrés, participa au salon de la marquise de Rambouillet*, et commença à écrire, sans doute en collaboration avec Georges, des œuvres que son frère était seul à signer : Ibrahim ou l’Illustre Bassa (1641), Les Femmes illustres ou les Harangues héroïques (1642). De retour à Paris en 1647, après avoir vécu trois ans à Marseille où elle avait suivi son frère, c’est en pleine Fronde qu’elle publia – toujours sous le pseudonyme fraternel – les dix tomes d’Artamène ou le Grand Cyrus (1649-1653), vaste récit d’aventures héroïques et amoureuses où se devinent, sous le masque de l’Antiquité perse, les exploits des nobles frondeurs : ce roman à clef fut compris comme un hommage au Grand Condé et à son clan, ce qui explique sans doute une partie de son immense succès. L’échec de la Fronde ayant entraîné la nécessité pour Georges de s’éloigner de Paris, c’est à peu près au même moment que la romancière commença à tenir salon chaque samedi dans sa maison du Marais, ce dont témoigne le recueil des Chroniques du samedi. C’est d’ailleurs ce salon même, ou plutôt cette « ruelle » pour employer le terme alors en usage, qui nourrit l’écriture de son autre grand roman, Clélie, histoire romaine (1654-1660), première œuvre pour laquelle la question de l’attribution ne pose pas problème. Sous le déguisement de la Rome antique, ce sont les participants, les mille et un événements et surtout les conversations du salon scudérien qui se trouvent en effet transposés dans la fiction romanesque. Dans le premier tome figure en particulier la célèbre Carte de Tendre, où l’on voit les trois fleuves d’Estime, de Reconnaissance et d’Inclination mener par divers chemins allégoriques aux trois cités de Tendre, tandis que les terrae incognitae amoureuses se trouvent reléguées à l’horizon de la carte. Sous la forme d’une géographie imaginaire plaisante se trouvent ainsi condensés les principes sentimentaux de celle qui préféra toujours « l’amitié tendre » aux tourments de la passion, ce dont témoigne sa durable et fidèle relation avec l’académicien Paul Pellisson. Quant aux conversations qui se développent dans Clélie au préjudice du traditionnel romanesque héroïque, elles participent à l’élaboration du modèle mondain et littéraire de la galanterie, véritable esthétique sociale appelée à fonder les liens d’une communauté choisie. Cette esthétique galante, qui donne aux femmes une place prépondérante en matière de goût, conduit à leur accorder également un rôle moteur dans le code éthique qui préside au fonctionnement de cette sociabilité nouvelle, et c’est ainsi que prennent sens les conversations à la tonalité parfois très féministe que M. de Scudéry insérait dans ses récits. Ayant conquis sa célébrité par des romans longs, elle sut adapter après 1660 son écriture au succès grandissant de la nouvelle, d’où Célinte (1661), Mathilde (1667), La Promenade de Versailles (1669), longues nouvelles qui abandonnent le cadre antique sans renoncer vraiment aux codes romanesques traditionnels. Mais ce sont surtout ses dix volumes de conversations morales, parues entre 1680 et 1692, certaines reprises de ses romans, mais beaucoup complètement inédites, qui firent perdurer sa notoriété. La dernière partie de sa très longue carrière fut ainsi marquée par une reconnaissance institutionnelle (prix d’éloquence de l’Académie française lors de la création de ce concours en 1671, pension du roi à partir de 1683) qui manifeste l’estime et l’admiration presque unanimes qu’elle avait suscitées chez ses contemporains.
Nathalie GRANDE