Marguerite Yourcenar perd sa mère dix jours après sa naissance ; son père, avec la complicité duquel elle se choisit son nom de lettres, sera l’initiateur à l’indépendance d’esprit, l’éveilleur en matière éthique. Elle vit loin des contraintes des scolarités normées, mais sa soif de savoirs n’en sera que plus exigeante. Longtemps, elle multiplie les séjours en des ailleurs successifs. La rencontre d’une enseignante américaine devenue compagne de vie, Grace Frick, modifiera ce rythme : années studieuses à « Petite Plaisance », coupées de brefs voyages jusqu’à la disparition de l’amie. M. Yourcenar aura connu l’immense succès public de Mémoires d’Hadrien (1951), la reconnaissance littéraire (L’Œuvre au Noir, prix Femina 1968), et l’accès à l’Académie française (1981) dont elle reste la première élue. Son entrée en littérature se fait avec Alexis ou le Traité du vain combat (1929) : audacieux roman épistolaire d’esprit lyrique qui porte un discours sur le mystère des préférences sensuelles et le primat de la « grande raison du corps ». Nouvelle fiction du « Je », Le Coup de grâce (1939) est un récit épuré qui figure les rapports passionnels tissés entre trois êtres dans le climat de violence de l’épisode de guerre balte de 1919. La romancière crée un étonnant portrait de femme, coulant les inflexions de défi et de générosité de l’héroïne sous la gangue rigide du monologue masculin. Dans ce qu’elle nomme ses « années grecques » éclosent une série d’œuvres, parentes par leur portée mythique et leur tonalité « baroque », parmi lesquelles Nouvelles orientales (1938), Les Songes et les Sorts (1938) : sous l’impulsion du poète-psychanalyste Embirikos, qui lui fit éprouver les ressources des mythes et de la chanson populaire, la jeune femme a comme donné chair à une culture. Le recueil Feux (1936) accueille des figures féminines d’exception : Phèdre qui « accomplit tout », Antigone « à la recherche de son étoile » et Marie-Madeleine, la possédée de Dieu. Puis ce sont les fictions historiques, nées d’un travail de remodelage du matériau historique où se rejoignent vœu romantique de résurrection du passé et esprit d’une histoire des mentalités en prise sur la longue durée. Avec le monument Mémoires d’Hadrien (1951), son lectorat s’élargit, tant le pari déroutant qui consiste à entrer dans une conscience antique séduit. Cette mise au jour d’une intériorité est encore tentée à travers la figure du médecin-alchimiste de L’Œuvre au Noir (1968), sur le versant noir du XVIe siècle. Fantastique d’une cogitation en acte qui passe par la poésie des traditions occultes et se mue en une prose miroitante comme une eau-forte de Dürer. De son histoire personnelle, elle va s’approcher, par le biais des archives familiales, avec la trilogie du Labyrinthe du monde : si l’enfant Marguerite paraît dès les premières pages, elle s’efface bientôt au profit de la présence de parents, eux-mêmes repositionnés sur la trajectoire temporelle. « Livre de la mère » (Souvenirs pieux, 1974) puis « livre du père » (Archives du Nord, 1977) avant le recueil des « miettes » d’une enfance en Flandre (Quoi ? L’Éternité, 1988). La chroniqueuse s’interroge plutôt sur les liens qui peuvent l’unir à ceux dont elle « descend », préférant le legs d’une culture partagée à celui de la vraie lignée. Ici encore l’emporte la cohérence symbolique, droit venue de l’hypotexte allégorique du morave Komensky, à qui est emprunté le titre du triptyque. Invitation pour le lecteur à suivre la pente initiatique de cette quête d’un moi existant dans le Temps. M. Yourcenar n’a cessé de manifester, à travers la parole de l’essai ou la visée élective de la traduction, sa curiosité pour les marges qui bordent la littérature (histoire, philosophie, religion, art) et pour des cultures diverses, car le mythe et le folklore ont à ses yeux même densité signifiante. Sa citoyenneté du monde est sans doute d’abord une citoyenneté du décloisonnement.
Anne-Yvonne JULIEN