Connue comme activiste et féministe passionnée, Nancy Spero est avant tout une immense artiste. Diplômée en 1949 de l’Art Institute de Chicago, haut lieu de la peinture résolument figurative, elle étudie un an aux Beaux-Arts de Paris dans l’atelier d’André Lhote. À son retour aux États-Unis, elle épouse le peintre Leon Golub, avec qui elle aura trois enfants. Elle travaille alors à une seule peinture sur toile qu’elle efface et recommence, sans arriver à la terminer. Jusqu’au milieu des années 1960, sa peinture, dominée par la figure humaine, reste très sombre. Figures debout et couples enlacés constituent son vocabulaire formel pendant plus de dix ans. En 1959, la famille s’installe à Paris. Ses Black Paintings devenus des Paris Black Paintings, sont exposés à la Galerie Breteau. De retour aux États-Unis en 1964, installée à New York, elle est horrifiée par la guerre du Vietnam et canalise sa rage dans une nouvelle série d’œuvres. Elle abandonne la peinture à l’huile et la toile, selon elle trop liées au monde masculin, et les remplace par du papier fin et bon marché, et de la gouache. De 1966 à 1970, elle réalise environ 150 œuvres : dans War Series, elle transcende l’actualité brûlante des atrocités commises par l’armée américaine au Vietnam pour s’inscrire dans une tradition épique qui la relie à l’Antiquité et à ses récits guerriers, au monde médiéval des enluminures et, plus près de nous, à Goya et à Otto Dix. En 1969, N. Spero se tourne vers l’œuvre d’Antonin Artaud, à qui elle s’identifie. Elle se reconnaît dans sa fureur, sa violence et sa frustration. Il en résulte une soixantaine d’œuvres sur papier, les Artaud Paintings, où elle utilise les paroles de l’artiste, auxquelles elle ajoute des éléments de collages. Elles seront suivies par le Codex Artaud, constitué de 34 pièces, verticales ou horizontales, composées de papiers collés bout à bout, une technique qui deviendra caractéristique de son style. La même année, elle rejoint le groupe d’activistes Women Art Revolution (WAR) puis, l’année suivante, Ad Hoc Women Artists’ Committee. Elle est membre fondateur de la galerie A.I.R. (Artists in Residence), première galerie coopérative pour femmes qui ouvre à New York en septembre 1972. La typographie est un élément très important dans son travail pendant les années 1970. Elle réalise des tampons de chaque lettre de l’alphabet qu’elle imprime en rouge et noir comme dans l’œuvre Search & Destroy qu’elle termine en 1974. La même année, elle choisit de regarder le monde exclusivement à travers l’image de la femme. Elle continue d’associer textes et images dans des œuvres souvent monumentales, comme les 14 panneaux de Torture of Women, qu’elle expose en 1976 – l’année de sa création – à la galerie A.I.R. Puis elle élabore un nouvel alphabet créé uniquement d’images de femmes de tous les temps et de toutes les cultures du monde, qu’elle fait transférer sur métal afin de pouvoir l’utiliser comme un ensemble de tampons. Pendant les années 1980, les images prennent graduellement de l’importance et les textes disparaissent. La couleur gagne en force et le travail éminemment pictural des fonds lui permet à sa façon de renouer avec la peinture abandonnée en 1966, comme dans l’œuvre monumentale Black and the Red III (1994). Bien que N. Spero souffre d’arthrose, ses créations deviennent de plus en plus ambitieuses : Azur, terminée en 2002, 85 mètres de long, comprenant 39 panneaux, est l’aboutissement de cinquante ans de travail. Avec cette œuvre majeure, l’artiste s’inscrit dans l’histoire de l’art aux côtés des rouleaux de papyrus égyptiens, des frises du Parthénon et de la tapisserie de Bayeux. Elle reste très attentive aux événements marquants, comme la tragédie du 11 septembre en 2001. Dans des petits formats, elle évoque avec une palette inhabituelle la chute des corps des tours jumelles. L. Golub meurt en 2004. N. Spero travaille alors à une dernière installation monumentale, Cri du cœur, courant sur les murs au niveau du sol. En 2007, elle crée Maypole/Take No Prisoners pour la Biennale de Venise. Elle s’éteint à 83 ans, alors que sa rétrospective au Centre Pompidou est en préparation.
Jonas STORSVE
Consultez cet article illustré sur le site d’Archives of Women Artists, Research and Exhibitions