« Oblique étoile, qui fait trembler sa lueur à l’horizon », « petite sœur » de Lamartine et Musset, « Cendrillon de leur poésie » : ainsi, dans Les Poètes, Barbey d’Aurevilly définissait Marceline Desbordes-Valmore*. Plus récemment, en 1989, un célèbre essai de Christine Planté, La Petite Sœur de Balzac, met l’accent sur la « minorité » des auteures par rapport à leurs grands frères dont les noms sont consacrés par l’histoire littéraire. Aujourd’hui, la valeur de beaucoup des écrivaines du XIXe siècle étant heureusement reconnue, on peut s’appliquer à observer d’autres « obliques étoiles » et faire ressortir le rôle et les œuvres de ces filles et sœurs qui, ayant vécu à l’ombre des écrivains ou des écrivaines, ont contribué à faire éclore leur génie, à les encourager, ont constitué un miroir de leur travail ou en ont assuré un témoignage ou une préservation. Elles sont nombreuses, et toutes ont créé, soit des métadiscours sur leurs parents, soit des œuvres personnelles.
Lucile de Chateaubriand (1764-1804), « avantagée de beauté, de génie et de malheur », « révéla la muse » à son frère selon les Mémoires d’outre-tombe. Assiégée de songes et d’apparitions, se nourrissant de sa vie intérieure où « tout était souci, chagrin, blessure », mais aussi réflexion sérieuse, dans une dimension élargie par les orages indésirés de l’histoire, elle fait montre de courage dans la prison de La Tour Le Bât, à Rennes, avant de se confiner volontairement dans une retraite dont l’issue sera le suicide. Son œuvre, mince mais raffinée, retrouvera vie au XXe siècle grâce à une publication préfacée par Anatole France, et à Darius Milhaud, qui met en musique quelques-uns de ses poèmes.
Eugénie de Guérin (1805-1848) est aussi liée intimement à son frère, qu’elle a « bercé et enseveli » et pour lequel elle écrit son journal, continuant de s’adresser à lui après sa mort. Autodidacte et écrivaine de talent, elle reste « immaculée de toute affectation littéraire » (Barbey d’Aurevilly), semblant confirmer les hyperboles de Sainte-Beuve, convaincu que les sœurs, dignes égales de leurs frères « par l’esprit et par le cœur », « se maintiennent plus aisément à la hauteur première », par leur isolement et leur préservation de la contamination du monde. C’est cette façon de pratiquer « la sensibilité plutôt que de la dépeindre » que la doxa de l’époque apprécie chez les femmes, qui ont la délicatesse de se borner à une écriture en pénombre pour rester principalement des « prêtresses domestiques ».
Le Compagnon du foyer est d’ailleurs le titre d’une des premières œuvres de Laure Surville, née Balzac (1800-1871), qui dédie à ses filles ces contes pour enfants. Elle publie ensuite un volume sur la vie et l’œuvre de son frère – qu’ont pillé, sans le déclarer le plus souvent, maints biographes balzaciens – et un autre sur les personnages féminins de la Comédie humaine. Moins douloureuse et plus positive que L. de Chateaubriand et E. de Guérin, elle donne ainsi un premier embryon de critique « féminine », bien qu’entachée de jugements moralisateurs.
Chez les filles également, une constante semble se dégager : toutes semblent beaucoup plus rangées que leurs pères, ou surtout que leurs mères. Dans le salon de l’Arsenal, Marie Nodier-Mennessier (1811-1893) absorbe la culture romantique, et donne la preuve de ses talents dans des genres divers, sans toutefois, elle non plus, briguer un siège « au banquet de la renommée », se contentant « du reflet de la gloire inoffensive de son père » (Ballanche). Des nouvelles, une pièce (Le Mystère de la mère et de l’enfant), des articles dans le Journal des jeunes personnes et des compositions musicales sur des vers de Hugo, Vigny, M. Desbordes-Valmore*, Amable Tastu*, constituent sa production.
Les dynasties ont aussi une dauphine, qui en conserve le nom : Marie-Alexandre Dumas (1793-1881), fille du premier et demi-sœur du second Alexandre, elle aussi gardienne moralisatrice du foyer paternel. Elle signe une trilogie de romans où elle ne néglige aucunement de faire référence au « père chéri » et à ses personnages, et qui, selon Les Gauloises, « fit assez de bruit en raison des tirades chrétiennes mêlées au fantastique et accrochées à une action romanesque d’une portée audacieuse et passionnée ».
Le prénom paternel est aussi gardé par Thérèse-Alphonse Karr (1835-1897), journaliste comme son père, directrice pendant neuf ans du Conseiller des familles, dont les Causeries, réunies en volume, interpellent surtout les comportements sociaux des femmes. Mais, s’échelonnant jusqu’aux années qui suivent la Commune, elles s’inscrivent dans ce courant féminin qui appelle au courage et à la réconciliation, comme Bertile, Ségalas (1814-1893), fille d’Anaïs*, et tant d’autres.
Quant à Judith Gautier* (1845-1917), la wagnérienne, fille du gilet rouge Théophile, élevée par un précepteur chinois, « orientaliste distinguée » (Richardson), elle aime vivre dans des mondes et des époques légendaires et situe en Orient beaucoup de ses romans. Également traductrice, critique, dramaturge et auteure d’une autobiographie, Le Collier des jours, en trois volumes (ou mieux, rangs), elle a été la première femme membre de l’académie Goncourt, en 1910.
Face à ces parents débordant de vitalité, la deuxième génération se montre beaucoup plus prudente, paradoxalement, surtout face aux mères, dont les choix existentiels déchirants ne semblent pas pouvoir être partagés avec leurs filles. Ondine Valmore (1821-1853), fille de Marceline, cherche à résister aux décharges émotionnelles de sa mère par son activité d’institutrice, s’intéressant à Londres à la médecine homéopathique de Paul Curie, écrivant des contes pour enfants édifiants mais dépourvus des profondeurs douloureuses de sa mère. Des liens se tissent : si Sainte-Beuve avait un moment envisagé de l’épouser, George Sand* et tout le clan Valmore s’engagent dans le mariage d’Aline Chazal (1825-1866), la fille de Flora Tristan*, qui sera la mère de Paul Gauguin.
Et quant aux plus célèbres, que de conflits ! On connaît la relation tourmentée entre G. Sand et sa fille, Solange Clésinger-Sand (1828-1899), artiste elle aussi, épouse d’un sculpteur, auteure de deux romans passés presque inaperçus, et évoquée encore et toujours en relation à sa mère. Quant aux filles de Marie d’Agoult*, l’une, Claire de Charnacé (1835-1912), peintre et écrivaine, classe, commente et transmet les papiers de sa mère, laissant un roman, des Salons et des essais dont l’intertextualité est évidente avec les œuvres de sa mère. L’autre, Cosima Wagner* (1837-1930), vit de l’autre côté de la frontière, mais plus heureusement, la même histoire que sa mère, délaissant son mari pour se consacrer au génie ; par son Journal et ses lettres, elle est une source précieuse pour les exégètes wagnériens et même nietzschéens. Les filles de Cosima traduisent D. Stern en Allemagne, tandis que C. de Charnacé laisse des notes sur G. Sand âgée, et Aurore Lauth-Sand (1866-1961) l’invite à faire partie du comité pour les célébrations du premier centenaire Sand, en 1904.
Le fait d’être mère, sœur ou fille d’écrivains célèbres génère des attitudes opposées, entre émancipation et dévouement, occultation et désir d’affirmation, problématiques toujours actuelles mais peu explorées, et qui valent d’être étudiées.
Laura COLOMBO