Sophie Germain a laissé son nom dans l’histoire des mathématiques évidemment pour la qualité de ses travaux et découvertes, mais aussi parce qu’elle est la première femme à s’être imposée en France dans un univers entièrement réservé aux hommes. Née dans une famille de marchands aisés, elle bénéficie d’une bonne éducation, enrichie par les débats philosophiques et politiques qui mèneront à la Révolution. Son père, élu du tiers état à l’Assemblée constituante de 1789, a fait de son domicile le lieu de rencontres fréquentes. Sophie se prend de passion pour la « géométrie » (à l’époque, l’ensemble des mathématiques élargies à la mécanique et à d’autres disciplines scientifiques) dès son plus jeune âge. Malgré l’opposition ferme de sa famille, elle profite de la création de l’École polytechnique pour se procurer à partir de 1794 les leçons de Joseph-Louis Lagrange, avec qui elle correspond sous le faux nom de M. Le Blanc jusqu’à ce qu’il découvre la supercherie : loin de s’en offusquer, il entretient avec elle des liens amicaux, et lui assure même un certain renom dans la communauté scientifique de son époque. Elle s’entretient d’arithmétique avec Adrien-Marie Legendre dès la parution de son Essai sur la théorie des nombres en 1798. Elle correspond aussi avec Carl Friedrich Gauss après avoir lu ses Disquisitiones arithmeticae parues en 1801. C’est donc sur le sujet de l’arithmétique qu’elle apporte sa première contribution majeure, sur le fameux théorème de Fermat, dont la démonstration demeurait un défi pour tous les mathématiciens. On découvre ses résultats dans sa correspondance, ajoutée en 1896 sous le titre général Œuvres philosophiques de Sophie Germain suivies de pensées et de lettres inédites, à une réédition de son ouvrage posthume de 1833 : Considérations générales sur l’état des sciences et des lettres. Mais c’est surtout dans la reprise de ses travaux par A.-M. Legendre (supplément à la Théorie des nombres, 1827) et dans l’hommage que lui rendra Ernst Eduard Kummer lors de ses propres travaux en arithmétique dans les années 1830 que l’importance de ses apports sur ce fameux théorème sera reconnue. Sa reconnaissance par les institutions viendra sur un tout autre sujet. À la suite de la découverte des travaux sur les mouvements vibratoires du physicien allemand Ernst Chladni, elle s’intéresse à partir de 1808 aux surfaces élastiques et, après avoir concouru à trois reprises, elle obtient le Grand Prix de l’Académie des sciences en 1815 et elle est la première femme invitée à assister aux séances de l’Académie. Elle poursuit ses travaux en développant sa vision mécaniste et géométrique des phénomènes étudiés, qui s’opposeront au modèle moléculaire alors émergent. L’aura scientifique de S. Germain (et sa condition féminine) a certainement contribué au fait qu’on ait reconnu sa place dans l’histoire des mathématiques, mais sa ténacité a dû aussi jouer un rôle non négligeable : face aux premières critiques parfois sévères lors de ses envois pour le concours de l’Académie, elle ne se décourage pas et finit par forcer le respect des membres de l’Institut. Cependant, elle n’obtient jamais de diplôme équivalent à celui attribué aux hommes pour des travaux d’un niveau parfois inférieur. Il est surprenant que son œuvre philosophique, si modeste soit-elle, ait été délaissée. On trouve pourtant dans son ouvrage posthume la marque de sa culture : elle a lu Kant et l’a intégré, non sans le critiquer, à son propre corps de doctrine. Elle a aussi fait siennes les vues positivistes de son temps. Elle s’est intéressée à l’histoire des sciences, s’attardant sur Archimède et Descartes. Elle a lu Bacon comme Newton. Et elle a tenté de synthétiser dans un même écrit ses idées sur la raison, la science, la création littéraire, la poésie, la politique.
Christian GÉRINI