Figure dominante du surréalisme tchèque, Toyen a partagé sa vie entre Prague, où elle travaillait en communauté d’esprit étroite avec Jindřich Štyrský, et Paris, où elle s’exila définitivement avec Jindřich Heisler en 1947. Si elle occupe dès lors, aux côtés d’André Breton, une des places majeures dans le groupe surréaliste parisien des années 1950, elle a su maintenir jusqu’au bout une quête solitaire – celle d’une poésie sans compromission. Rompant très jeune avec son entourage, elle rejoint en 1923 le groupe d’avant-garde « poétiste » pragois Devětsil, qui l’amène à abandonner les partis pris cubistes de ses débuts pour une sorte d’abstraction lyrique. Les objectifs de l’« artificialisme », qu’elle définit alors avec J. Štyrský, visent à provoquer par la peinture « des émotions poétiques qui ne sont pas seulement optiques, à exciter une sensibilité qui n’est pas seulement visuelle ». La recherche d’un impact émotif, créé par les surfaces colorées, les conduit tous deux à faire surgir de l’inconscient des impressions concrètes, qui ne sont pas directement identifiables, et qui relèvent du désir, de la peur ou d’autres forces obscures profondes : des tracés courbes arachnéens, des fumées, des formes incertaines baignées d’une lumière tamisée envahissent progressivement les toiles de la peintre. La fusion avec le mouvement surréaliste s’impose : avec J. Štyrský et d’autres artistes, parmi lesquels les poètes Karel Teige et Václav Nezval, elle fonde en mars 1934 le groupe surréaliste tchèque. Les liens tissés avec le groupe français dès 1933 se resserrent davantage lors de la venue d’André Breton et de Paul Éluard à Prague, ville qu’ils désignent avec enthousiasme comme « la capitale magique de la vieille Europe » (Breton), et, à cette date précise (avril 1935), comme « la porte de Moscou » (Éluard). Désormais, les œuvres de Toyen relèvent pleinement du surréalisme. Les peintures, oniriques, montrent des espaces nocturnes, fantomatiques – ceux d’une préhistoire mentale –, où flottent des objets énigmatiques – mélange de déjà-vu et d’irréel – qui appartiennent pour l’essentiel au monde minéral (coquillages, œufs, cristaux, pierres), en référence à l’anatomie humaine (globes oculaires), ainsi que des silhouettes improbables, souvent monstrueuses, surgies d’hallucinations intimes. C’est un monde de choses abandonnées, de larves évidées, de formes latentes, que baigne une lumière morbide, profondément mélancolique, mais toujours extrêmement crue : l’imagination visuelle de la peintre possède l’acuité et la véracité du rêve (Traumatisme de la naissance, 1936). À l’approche et au cours de la Seconde Guerre mondiale, Toyen ne peint quasiment plus : ses dessins d’angoisse réalisés à l’encre et ses collages en pressentent et dénoncent violemment, comme ceux de Goya, l’horreur et la cruauté (Les Spectres des déserts, 1937-1938). Au sortir de la guerre, ses paysages morbides de désastres et de désolations ne s’ouvrent qu’à peine à une lueur d’espoir : des papillons carnivores se sont abattus sur un champ de tombes dans L’Avant-Printemps (1945), tandis qu’un félin voluptueux rôde au milieu de fleurs vénéneuses dans Au château Lacoste (1946). Même désespérée et dénonciatrice, elle reste attachée à sa foi en la vie onirique, et à la force de la poésie face aux forces du mal (Cache-toi guerre !, 1947).
Réalisée à Paris dans un grand isolement moral – malgré la réception qu’elle rencontre chez ses amis surréalistes –, l’œuvre ultime de Toyen, qui accède de plus en plus au monde intime de l’éros, gardera jusqu’au bout un caractère d’inquiétante étrangeté. Comme dans le rêve, sa peinture est le terrain des associations d’éléments hétéroclites, à voir comme des rébus indéchiffrables : gants, robes, chevelures, formes ovoïdes, yeux peuplent ses visions, où désir et angoisse renvoient à des pulsions sexuelles plus déterminées, toujours animales – le félin y constitue une sorte d’archétype du sexe féminin. Exécutées avec une précision d’orfèvre qui fait penser à celle de Tanguy, ses formes caressantes ou agressives, ses matières dures ou veloutées d’écorces ou de peaux sont d’une poétique éminemment sensualiste : l’effet d’énigme menaçante de ces visions, éclairées d’une lumière artificielle, exerce un pouvoir d’envoûtement certain. Peinture de magie, quasi médiumnique que celle de Toyen : dans une dernière série de toiles nostalgiques, l’artiste introduit dans ses songes visuels l’univers alchimique hérité du monde pragois, celui des chiffres secrets des anciennes enseignes de maisons.
Agnès DE LA BEAUMELLE
Consultez cet article illustré sur le site d’Archives of Women Artists, Research and Exhibitions