La lutte pour la libération des femmes dans les domaines de la famille, de l’éducation et de la politique commence dès le milieu du XIXe siècle dans l’Empire ottoman avec plusieurs mouvements de femmes musulmanes, grecques ou arméniennes. Les différentes communautés échangent des articles publiés dans leurs journaux respectifs, ce qui leur permet de légitimer certaines demandes et de prendre position contre des injustices. Certains articles sont traduits en ottoman par les journalistes musulmanes. Innovants sur le plan rédactionnel, ces textes traitent de sujets qui n’ont encore jamais été abordés : les mariages forcés, la polygamie, l’exploitation sexuelle. Servet-i Fünün (« la richesse de la connaissance »), grand quotidien du milieu du XIXe siècle, recueille les articles de militantes comme Aliye Fatma* ou la poétesse Hanım Nigâr *. À l’époque, donner une voix à la contestation sociale, c’est être capable d’écrire, de parler à voix haute. En 1883, Arife Hanım ouvre à Istanbul un journal pour les femmes, Şükûfezar (« le jardin des fleurs »), dans lequel sont abordés des sujets comme l’égalité des sexes et l’importance de l’éducation. Dans un autre journal, Hanımlara Mahsus Gazete (« le journal réservé aux femmes »), lancé en 1892, Ibn-ul Hakkı Tahir et Şadile Hanım publient tout article écrit par une femme, musulmane ou non musulmane. Alors que les musulmanes luttent pour le droit à être élues, les Arméniennes doivent d’abord se battre pour être reconnues par leur communauté, et, par la suite, avec leurs consœurs musulmanes et grecques, pour leur émancipation. Shrubi Tusab et Zabel Assadour, deux intellectuelles arméniennes dont les écrits sont largement traduits en ottoman et diffusés au niveau national, sont prises comme modèles. Leur lutte pour le droit à l’éducation est une référence pour les femmes musulmanes. Les journalistes arméniennes ne veulent plus se limiter au rôle de bonnes mères et d’épouses fidèles qu’on leur attribue. Elles veulent aussi faire de la philosophie, exercer des métiers scientifiques, prendre part à la politique et à l’administration. Les journalistes et féministes arméniennes et musulmanes sont convaincues que l’éducation est indispensable non seulement pour former les femmes à un métier, mais également pour accroître leur conscience citoyenne. Elles exigent plus de visibilité dans la vie publique, demandent du changement dans les modèles traditionnels du mariage et le droit de travailler, et utilisent leurs médias pour participer au débat politique. Mais leurs discours solidaires n’aboutissent pas à une coopération entre les deux communautés, comme l’illustrent les articles de Kohar Mazlimyan, publiés en 1920 et 1924, en plein milieu de la guerre d’indépendance turque. L’auteure critique la frontière ethnique préétablie qui bloque la coopération entre femmes. Aujourd’hui, en Turquie, environ un tiers des journalistes sont des femmes et les travaux contemporains sur les médias montrent qu’elles ont contribué à l’émergence du journalisme vers la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. Pourtant, leur rôle n’apparaît ni dans les statistiques ni dans les ouvrages de référence sur l’histoire du journalisme.
Şirin DILLI