par Béatrice DIDIER
Depuis longtemps j’avais été frappée par une injustice : les dictionnaires, qu’ils soient de littérature, d’art, de musique, ne laissent qu’une place restreinte aux femmes créatrices. À quoi on me répondait qu’elles avaient été peu nombreuses, qu’il y avait beaucoup de domaines où, prétendait-on, elles n’avaient pas de véritable capacité : ainsi dans les sciences, dans la dramaturgie, dans la philosophie. Il n’y avait pas de Newton ni de Bach au féminin. Mais si certains dictionnaires sont en retard sur la recherche, des chercheurs isolés et des groupes de recherche dans le monde entier découvraient que cette création des femmes était beaucoup plus abondante qu’on ne l’avait dit jusque-là, et s’étendait à des domaines dont on les croyait exclues. Le féminisme joua son rôle, et il a eu le mérite, entre autres, de réveiller l’attention du public. Les Nord-Américaines ont été très actives, mais ne sont pas les seules à avoir exploré ces « terra incognita ». Parallèlement à la recherche, la création des femmes, libérée dans beaucoup de pays, fut de plus en plus abondante.
Auteur de L’Écriture-femme, ayant fait de nombreux travaux sur les romancières, m’intéressant aussi à la poétique des ouvrages alphabétiques, je désirais entreprendre un grand dictionnaire qui aurait donné une idée de cette créativité au féminin. Je le projetais très vaste, puisque je voulais englober, même un peu rapidement, tous les pays, toutes les civilisations, depuis leurs origines jusqu’à nos jours. Et la notion de création a été entendue dans son sens le plus vaste, c’est-à-dire que sont créatrices non seulement les écrivaines, les peintres, les compositrices, les cinéastes, mais aussi les scientifiques si elles ont inventé ou découvert, les sportives de haut niveau, les artisanes, les interprètes, qu’elles soient des musiciennes, ou des actrices, quand elles renouvellent une œuvre musicale ou dramatique, les femmes qui ont joué un rôle politique, contribué à changer la société. Il ne s’agissait cependant pas de faire un dictionnaire du féminisme, mais de réunir toutes les femmes qui ont créé, quelles que soient leur époque et leur idéologie. Plus j’y réfléchissais, plus le projet était immense, passionnant, mais aussi terrifiant.
Il faisait peur aux éditeurs, surtout dans cette période de crise que nous traversons. Je l’avais proposé à plusieurs qui semblaient fort intéressés, m’accueillaient avec enthousiasme, puis faisaient leurs comptes, dressaient un devis, même approximatif, et au bout de quelque temps renonçaient. J’en étais là, lorsque j’eus l’idée de m’adresser à Antoinette Fouque et aux Éditions des femmes. Et là, l’enthousiasme ne fléchit pas. Courageusement, Antoinette accepta le projet et me donna les moyens de le mener à bien. D’abord je proposais de n’être pas seule directrice, et de m’adjoindre, outre évidemment Antoinette elle-même, Mireille Calle-Gruber, directrice du Centre de recherches en études féminines et genres de la Sorbonne nouvelle-Paris 3, amie de toujours, et créatrice elle-même. Il nous fallait un secrétariat permanent. Christiane Pérez accepta d’être un remarquable chef de chantier : active et efficace, elle a fait un travail considérable, planifiant, nous aidant à trouver des collaborateurs, réunissant les articles, assurant les contacts avec les auteurs. Toute l’équipe de la maison d’édition « des femmes-Antoinette Fouque » a œuvré activement, en particulier Christine Villeneuve et Jacqueline Sag, ainsi que des lectrices professionnelles, des stagiaires, des préparatrices d’imprimerie ; je ne peux les nommer toutes ici, mais leur aide fut déterminante, et je tiens à les remercier.
Nous avons choisi, pour chaque domaine, des directeurs de secteur d’une compétence incontestable qui savaient décider des « entrées » nécessaires et des rédacteurs à qui les confier. Ils ont dû ensuite relire, avant nous trois, ces articles et au besoin les corriger, parfois les récrire en partie. Il s’agit là d’un travail considérable qu’ils ont assumé très vaillamment. Ces directeurs de secteur sont une centaine. Je ne peux donc les nommer ici, mais, bien évidemment, leur liste figure en bonne place dans le Dictionnaire. Ils en sont les architectes, le dictionnaire est leur œuvre, et je tiens à les remercier. Pour la littérature, nous avons dû opérer des regroupements par domaine linguistique, aussi sont-ils fort nombreux ; pour d’autres domaines, par exemple la musique, de caractère plus international, on pouvait prévoir des regroupements plus vastes et où le critère linguistique ne serait pas déterminant. Certains de ces secteurs de littérature ont un calibrage réduit, tandis que les secteurs Peinture ou Architecture, ou Musique sont énormes ; ainsi s’établit un équilibre : notre Dictionnaire n’est pas seulement celui des œuvres littéraires, même si les femmes se sont souvent exprimées avec prédilection par la littérature.
Il s’agit non d’une encyclopédie, mais d’un dictionnaire par ordre alphabétique, ce qui amène un brassage de tous les secteurs, avec des rapprochements parfois surprenants dictés par le seul alphabet. Le dictionnaire étant publié en français, nous suivons l’ordre de notre alphabet. Mais nous avons voulu éviter qu’il soit franco-français ; même si le domaine français est avantagé, pour répondre à l’horizon d’attente de nos lecteurs, il n’est pas envahissant ; tous les autres domaines linguistiques sont représentés, et l’on suit pour les transcriptions et translittérations les normes internationales. Évidemment, nous espérons que notre Dictionnaire sera traduit, en anglais, en espagnol, mais peut-être aussi, j’y tiens beaucoup, dans des langues asiatiques. Une version chinoise serait très intéressante.
Le livre-papier plutôt qu’une version numérique dont j’espère qu’elle existera un jour me semble avoir le côté rassurant de l’objet, et d’un bel objet, il a l’avantage aussi d’être plus stable, mieux armé contre le piratage. Les éditrices ont fait travailler des maquettistes qui ont joué sur la variété des couleurs, ce qui est séduisant et présente un avantage pratique ; cet éventail de couleurs permet, par la variété, d’éviter l’ennui de l’uniformité, le caractère grisâtre des dictionnaires traditionnels. Nous avons la chance d’avoir pour chaque lettre une illustration originale et pleine de fantaisie, dessinée spécialement pour notre dictionnaire par la grande créatrice de haute couture, Sonia Rykiel. De la tradition des lettres enluminées, elle donne ainsi une version moderne, et égaie par son humour l’austérité d’un dictionnaire.
Une des grandes difficultés que nous avons rencontrée, dès le départ, est celle du calibrage. La répartition quantitative entre chaque secteur est extrêmement difficile, et à l’intérieur d’un secteur, la distribution des longueurs prévues pour chaque article exige des choix délicats. Disons d’abord que la longueur n’est pas un critère d’excellence : si un auteur a quelques lignes de plus qu’un autre, ce n’est pas que nous le considérons comme supérieur ; nous ne dressons pas un palmarès et la quantité n’est pas le signe d’une hiérarchie. Cela dit, nous avons bien dû prévoir une certaine étendue par secteur, et chaque directeur de secteur a été obligé, à son tour, de répartir entre les divers articles le calibrage qui lui a été imparti.
Il y a deux types d’articles : des articles consacrés à une seule femme, et des articles de synthèse regroupant une école, un courant, une action ou un problème que les femmes ont dû affronter. Toutes les créatrices ne peuvent avoir un article qui leur soit consacré ; du fait du calibrage, mais aussi parce que parfois le rôle créateur de telle ou telle sera mieux mis en valeur dans un article de synthèse, que par quelques lignes rapides sur sa biographie. Nous avons prévu, en effet, de ne pas nous étendre exagérément sur la vie, de mettre davantage l’accent sur l’œuvre. La plupart des articles, en général, sont suivis d’une bibliographie des textes essentiels. Puisque nous nous adressons à un public francophone, nous donnons la préférence aux ouvrages en français, nous n’excluons pas cependant les ouvrages importants en langue étrangère.
Outre qu’il restitue telle créatrice dans son contexte, dans un mouvement littéraire ou artistique, au sein d’un genre littéraire, permettant ainsi de mieux comprendre le sens de son œuvre, les articles de synthèse présentent l’intérêt de faire une place également aux créatrices anonymes, telles des tisseuses africaines, des conteuses dont les noms sont inconnus, ou tout un laboratoire de scientifiques dont on peut difficilement isoler un nom, parce qu’une découverte a vraiment été le résultat d’un travail d’équipe. Une créatrice peut donc n’apparaître que dans un article de synthèse, avec cependant un système de renvois à son nom, quand on le connaît, dans l’ordre alphabétique. Inversement, il arrive assez fréquemment qu’une femme se soit illustrée dans deux ou plusieurs domaines différents, qu’elle soit à la fois peintre et poète, par exemple, ou poète et musicienne – le cas est fréquent dans le domaine asiatique, mais se trouve aussi dans le domaine européen. Évidemment il n’y aura pas deux articles, mais l’article unique qui lui sera consacré pourra parfois être divisé en deux parties, chaque auteur signant son apport. Le plus souvent cependant l’œuvre artistique mêle si profondément peinture et poésie (par exemple dans la calligraphie), ou poésie et musique (ainsi dans la chanson) que les deux domaines sont indissociables et ont donc été traités par un seul collaborateur.
Une femme peut avoir manifesté ses dons non seulement dans plusieurs champs artistiques, mais aussi dans plusieurs langues. Il a suffi d’une concertation entre les directeurs de secteur pour aboutir à un seul article. Il a fallu cependant être particulièrement attentif à ces écrivaines asiatiques qui ont vécu en France ou aux États-Unis et qui pouvaient avoir produit des œuvres dans deux langues différentes. La question se posait aussi bien à l’intérieur des langues européennes.
Une autre difficulté générale de notre dictionnaire est celle de l’intitulé des entrées pour les articles de synthèse. C’est un point délicat ; notre dictionnaire n’est pas une encyclopédie, ils doivent être assez courts, synthétiques, et le lecteur doit avoir une idée du contenu à la seule lecture de l’intitulé. Il fallait aussi penser à l’effet produit lorsque tous les secteurs seraient imprimés selon l’ordre alphabétique. Un titre comme « Féminisme » risquait de se retrouver dans tous les secteurs ; nous avons évité les intitulés « Femmes » ou « Créatrices », puisque c’est le sujet même du dictionnaire. Nous avons essayé de trouver des titres d’entrées qui, déjà, marquent une spécificité de tel ou tel pays, de tel ou tel cas. Ce ne fut pas toujours facile. Il fallait aussi prévoir des articles de synthèse internationaux sans tomber dans des généralités vagues. Par ailleurs, le système des renvois, des astérisques, laisse au lecteur la possibilité d’opérer une synthèse – c’est le propre d’un dictionnaire que de donner cette liberté au lecteur, mais il importe d’orienter ses trajets et c’est pourquoi si, dans un article, on cite une écrivaine ou une artiste, même si elle relève d’un autre domaine, son nom est orné d’une étoile.
S’est posée aussi, dans le cours des articles, la question des citations ; tenues par les impératifs du calibrage, nous les avons en général évitées. Cependant, pour des écrivaines de pays lointains, que le public français ne connaît pas, il a semblé utile de citer une phrase, deux vers, accompagnés de la traduction ; ces citations ne peuvent être qu’exceptionnelles. Nous espérons que notre dictionnaire contribuera à réduire une ignorance des littératures non européennes, ignorance qui, heureusement, tend à diminuer depuis quelques années, grâce à la curiosité croissante du public, au travail de traducteurs et d’éditeurs, à l’enseignement dans l’Université et dans le secondaire.
Notre Dictionnaire pose, sans prétendre les résoudre, mais en apportant au lecteur une quantité d’informations, de multiples questions : qu’est-ce que la création ? Existe-t-il une spécificité du féminin ? Même s’il est fort ignorant des langues non européennes, le lecteur pourra être intrigué par la question de la marque du féminin si évidente en français, plus subtile ailleurs. Le « je » et le « tu » peuvent ne pas porter la marque de leur sexe, ce qui rend le travail du traducteur ardu, et peut brouiller les dialogues romanesques. Par ailleurs, si l’on se situe non pas au niveau du personnage, mais à celui de la créatrice, le lecteur sera intrigué par le fait qu’il existe des écritures, des alphabets créés par les femmes, distincts de ceux des hommes, et donc où la différence sexuelle est fortement marquée, avec cependant cette possibilité pour un homme de choisir une écriture de femmes. La question de la marque du féminin devra ainsi être repensée dans des perspectives différentes de nos habitudes, et nul doute que la réflexion y gagne.
La pseudonymie est un phénomène général, cependant elle est plus complexe en Asie, ce qui ne rend pas facile notre tâche : en règle générale, l’écrivaine figure d’abord sous son nom de plume le plus connu, s’il y en a plusieurs ; on a énuméré ensuite ses autres noms. Mais il n’est pas nécessaire d’aller si loin pour voir que la pseudonymie peut être une stratégie. Les romancières européennes aussi ont préféré parfois ne pas signer, ou signer d’un nom masculin ; inversement, plus rarement, un homme a pu prendre un pseudonyme féminin. On écrit non seulement avec son corps et tout son être, mais aussi avec des traditions littéraires, grâce à un réseau d’influences : heureusement, les femmes ont lu des textes écrits par des hommes, et inversement, d’où une circulation des idées et des thèmes qui rend difficile d’établir des frontières et des spécificités.
Le rapport de la création et du politique se pose dans tous les pays ; tous les pays, hélas, ont connu les guerres, les déchirements, les massacres. Les régimes politiques peuvent changer radicalement ou plus lentement, ils ont toujours des incidences sur le statut des femmes. Le communisme a transformé la Chine, a divisé la Corée en deux ; l’Europe s’est trouvée elle aussi longtemps coupée par le « rideau de fer ». Quelles ont été les conséquences sur la création féminine ? Le communisme a-t-il libéré la femme ? A-t-il réduit la différence du masculin et du féminin ? Diminuer cette différence, est-ce un encouragement ou un obstacle à la création ? Une réponse uniforme serait simpliste. Le travail féminin est-il libérateur ? Le salariat l’a-t-il été ? Le lecteur verra que la réponse n’est peut-être pas la même pour les pays européens, qu’il n’y a pas exactement un communisme, mais des communismes, pas un capitalisme, mais plusieurs capitalismes et que les incidences sur la création féminine sont variables. L’avantage d’un dictionnaire, c’est justement de permettre plutôt que des généralités, l’analyse de cas précis.
Outre la question de l’influence du politique sur la création artistique, nous avons tenu à ce que l’action des femmes dans la société soit mise en valeur, comme une forme de création : qu’elles aient lutté courageusement, qu’elles aient même eu seulement un rôle d’organisation, malgré les obstacles qu’elles ont dû affronter, en raison même de ces obstacles, il faut leur donner une large place, et c’est pourquoi nous avons tout un secteur politique qui a été particulièrement difficile à gérer : nous voulions être aussi impartiales que possible, mais il est bien vrai cependant que les femmes qui ont lutté peuvent sembler plus créatrices que celles qui ont subi et accepté l’aliénation.
Le poids de la religion va se retrouver partout, bien que sous des formes différentes. Le lecteur pourra comparer le confucianisme, le catholicisme, l’islam, dans la mesure où ces religions contribuent à enfermer la femme dans un rôle strictement familial, mais là encore une lecture attentive le mettra en garde contre des simplifications hâtives. La religion peut aussi libérer des pulsions créatrices. Nous avons fait place aux textes des mystiques. Les femmes ont eu un rôle essentiel à l’intérieur des religions traditionnelles. On n’oubliera pas non plus que le domaine du sacré est, par ailleurs, lui-même multiforme à travers le monde ; ainsi de l’article « chamanisme » où l’on voit le rôle prédominant des femmes et comment elles y développent des formes d’expression diverses, marionnettes, danse, poésie.
Partout l’on constate le poids de la société sur les femmes, mais aussi la variété de leurs stratégies pour, malgré tout, parvenir à créer – souvent en restant un peu marginales. Les courtisanes, yujo, geisha ou kisaeng sont parfois des artistes, plus que ne l’étaient les courtisanes françaises, en tout cas dans un contexte différent – on n’oubliera pas cependant que, en Europe, pendant longtemps, la danseuse, la comédienne étaient considérées comme susceptibles d’être des femmes entretenues.
Dans tous les pays, les aristocrates ont pu plus facilement écrire que les paysannes ou même que les bourgeoises. Le phénomène des Mémoires de Cour semble avoir été particulièrement important au Japon ou en Corée. Murasaki Shikibu est bien connue en Europe, mais on est moins au fait d’autres mémorialistes de Cour qui sont ses contemporaines. Le genre des Mémoires de Cour fleurit aussi en Corée et dans d’autres pays de l’Asie. Il s’agit d’un genre littéraire plutôt féminin, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il est toujours pratiqué par des femmes. Et l’on pourra à ce propos réfléchir sur la notion de « genre littéraire féminin », et sur l’utilisation de ce genre par des hommes.
S’il est un thème commun que l’on retrouvera dans tous les secteurs de notre Dictionnaire, c’est celui des difficultés des femmes à créer dans des sociétés qui, en général, ne sont pas favorables à cette création. Phénomène universel. C’est par exemple un journaliste disant à George Sand « Faites des enfants et non des livres ». L’incompatibilité de ces deux formes de création a été ressentie plus fortement par le passé que de nos jours, mais bien différemment suivant les sociétés. Et même dans les pays qui affirment aujourd’hui l’égalité de l’homme et de la femme, il y a encore une grande distance entre la théorie et la pratique. Mais laissons ces évidences pour en venir à ce que notre Dictionnaire pourra apporter pour une réflexion sur la création au féminin, et sur la façon dont la présence du monde entier dans ce Dictionnaire amène à poser différemment les problématiques.
Comment définir le féminin, et est-ce même possible ? J’étais plus affirmative lorsque j’écrivais, il y a déjà plusieurs années L’Écriture-femme. Les excursions dans les domaines les plus divers qu’encouragera notre dictionnaire, feront mieux saisir la complexité des interrogations. Les œuvres créées par des femmes ont-elles une liberté de ton plus grande, une plus grande présence du corps, une plus vive attention à la vie quotidienne ? Se font-elles l’écho d’une souffrance plus constante dans la vie sentimentale (mariages forcés, violences subies, etc.) ? Quel rapport y a-t-il entre genre littéraire et genre au sens de « gender » ? Il existe des genres littéraires féminins. Mais ce sont justement dans les littératures où cette séparation entre genres masculins et genres féminins est la plus nette, que des hommes sont tentés d’emprunter alphabet, langue, genre féminins, parfois avec grand succès, et jusqu’à rendre difficile et incertaine notre exploration. La forme du dictionnaire me semble être celle qui permet le mieux de poser les questions sans les résoudre, et finalement je crois que c’est plus honnête. Nous avons essayé de donner à notre lecteur des éléments d’information aussi précis et nombreux que possible ; pour autant nous ne voulions produire ni un pamphlet ni même un écrit de combat. Notre Dictionnaire ne se veut pas un traité de féminisme. Nous ne cherchons pas à prouver systématiquement que les femmes sont créatrices ; toutefois le lecteur, grâce à une masse d’éléments aussi objectifs que possible, sera amené à la conclusion que la création féminine existe, dans une grande variété de formes d’expression, dans une grande diversité aussi suivant les langues, les pays, les époques. C’est justement le mérite des dictionnaires que d’apporter une information détaillée et diversifiée.
Un grand mérite de la forme du dictionnaire, c’est, en fait, de permettre la coexistence de points de vue différents, voire opposés. Chaque article est signé et l’auteur est responsable de ses opinions. Nous avons dû veiller à une certaine cohérence dans les présentations, mais nous avons laissé à chaque collaborateur, dans la limite du calibrage, toute liberté d’exprimer son point de vue, qui n’est pas forcément le mien. L’exactitude des dates, des références historiques, des analyses à laquelle nous avons veillé avant tout n’a pas pour corollaire un style terne et impersonnel. La personnalité de chaque collaborateur est sensible, s’adaptant aussi à la spécificité de chaque sujet traité, car on peut espérer, et c’est le cas le plus souvent, qu’il y a un rapport entre celui qui écrit et ce dont il traite. Les personnalités singulières des collaborateurs permettront de mieux saisir les différences fondamentales des situations, des histoires dans les différents pays. Les promenades que le lecteur est convié à faire d’un article à un autre l’inciteront à considérer comment une question peut être abordée différemment, à la fois parce qu’il s’agit d’un autre pays, et aussi parce que le point de vue choisi n’est pas le même.
Suivant les cas, suivant les domaines, la pondération a varié entre articles de synthèse et articles consacrés à une seule créatrice. Cette diversité me semble un élément tout à fait positif qui permet d’aborder les questions avec souplesse et en adéquation à des situations qui ne sont jamais identiques d’un pays à un autre, d’une époque à une autre. Que le point de vue ne soit pas unique, mais multiple, c’est la richesse d’un dictionnaire.
De même, pour la question si controversée de la féminisation des noms : la maison d’édition a dû suivre une politique générale cohérente dans la formulation des entrées, mais à l’intérieur de chaque article, l’auteur reste libre d’écrire auteur ou auteure, docteur ou docteure.
Un dictionnaire n’est pas un cimetière, nous avons voulu que les femmes vivantes soient bien présentes ; le choix n’en est que plus difficile. Comment savoir ce que deviendra la force créatrice de telle jeune femme ? Nous ne pouvons faire de l’anticipation. Par ailleurs, il serait arbitraire de fixer en quelque sorte une date-limite à partir de laquelle on considérerait qu’une femme est trop jeune pour avoir donné la dimension de ses forces créatrices, car selon les pays et les domaines, les moments de la création peuvent être très variables. Nous avons donc fait confiance au choix des directeurs de secteur, nous réservant dans des éditions ultérieures la possibilité de faire des ajouts.
Les femmes d’époques reculées suscitent d’autres types d’hésitation : parfois, on ne sait pas grand-chose de leur vie, mais on connaît, ce qui est plus important, leur œuvre. Cependant, ces œuvres elles-mêmes ont été victimes de destruction, comme celle de Sapho que l’on cite toujours pour exemple. Un autre problème est celui de la réception de l’œuvre et de ses variations. La tradition a abusé de la biographie : les ouvrages des femmes ont d’abord été retenus en fonction de leur relation avec un homme (ainsi G. Sand et Musset, G. Sand et Chopin) avant que l’on prenne en compte, ce qui justement nous intéresse maintenant : l’œuvre elle-même. Sans nier que ces relations aient pu contribuer dans un premier temps à son rayonnement, nous avons tenu à lutter contre cette vision déformante, et à restituer à la création de ces femmes sa valeur intrinsèque.
Nous espérons bien que ce Dictionnaire suscitera des controverses. Probablement que nous aurons des lecteurs qui nous reprocheront tel ou tel oubli, presque inévitable dans l’ampleur de notre enquête. Pour certains pays, il a été difficile d’avoir des renseignements. Pour les périodes anciennes, beaucoup de documents ont été détruits, et plus encore pour les œuvres féminines que masculines. Pour la création contemporaine, la difficulté est inverse : sa surabondance. Comment faire un choix ? Comment savoir, parmi nos contemporaines, celles qui sembleront vraiment importantes dans quelques années ? Un dictionnaire, même s’il essaie de voir loin, est forcément daté. Les points de vue changent, des créations nouvelles surgissent. Nous espérons que des rééditions permettront des compléments. Un dictionnaire est une œuvre collective, perpétuellement en chantier.
Il nous a fallu plusieurs années pour mener à bien cette vaste entreprise, et à mesure que nous avancions, des œuvres nouvelles venaient au jour, nécessitant des retouches que nos auteurs ont le plus souvent accepté de faire sur épreuves. Il reste forcément un décalage entre rédaction et parution – il y a un moment où il faut arrêter les corrections.
Si généreuse que soit notre éditrice, il a fallu veiller à ne pas dépasser un calibrage total de trois gros volumes. La maison d’édition a donc parfois été obligée d’opérer des coupures. Inversement, et si remarquable qu’ait été le travail des directeurs de secteur, la maison d’édition a pu juger bon d’ajouter quelques articles : leur liste en est donnée à la fin du troisième volume.
Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique, le constatait déjà : dans ce type d’ouvrage, le lecteur est invité à faire une bonne partie du travail. Personne probablement, sauf nous, les éditrices, ne lit ce Dictionnaire d’un bout à l’autre. Le lecteur fait son choix, organise son réseau au gré de sa curiosité, de son humeur, de sa recherche : il crée son livre. Nous l’aidons par les tables, les répertoires qui se trouvent à la fin du troisième volume, mais sans lui imposer aucune espèce de choix. Tel homme ne lira peut-être pas ce Dictionnaire comme telle femme : la réception fait le livre. Nous aimerions toucher aussi de jeunes lectrices. Qu’elles aient la curiosité d’ouvrir le Dictionnaire universel des Créatrices en bibliothèque ou ailleurs, et peut-être y puiseront-elles l’énergie de créer à leur tour. La puissance créatrice des femmes ne cessera de s’affirmer, d’inventer ; les nouvelles générations apporteront du neuf. Nous regardons vers l’avenir.