Fille d’Alicia Ortiz, autrice et critique littéraire féministe spécialiste de littératures russe et française, et de Carlos Dujovne, juif argentin d’origine ukrainienne, ex-agent du Komintern et membre notable du PC argentin, Alicia Dujovne Ortiz est née dans un milieu intellectuel politisé. Après des études de lettres à l’Université de Buenos Aires, elle intègre le quotidien de gauche La Opinión dont le directeur, Jacobo Timerman, est séquestré en 1978 par la junte. La même année, la journaliste s’établit à Paris, à la fois pour échapper à la dictature militaire et poursuivre une carrière d’autrice qu’elle avait inaugurée avec la publication, entre 1967 et 1977, de trois recueils de poésie et d’un premier roman (paru en France en 1978 sous le titre de La Bonne Pauline). Dans L’Arbre de la gitane (1992), premier volet d’une trilogie autobiographique, elle explore quelques-uns des thèmes qui traversent son œuvre : le mouvement d’un exil perpétuel, atavique, à travers la création d’une langue riche, incarnée, et la recherche d’une forme de sensualité mystique, présente dans la nature et dans les choses, pour réparer un monde placé sous le signe de la brisure. Ses personnages, pour la plupart des femmes à la fois grandioses et marginales, ont affaire aux multiples visages de l'oppression, que ce soit la misère sociale et la domination masculine de l'Église et de l’État à laquelle Eva Perón a été confrontée, le narcissisme misogyne de Picasso et des surréalistes qui s’abat sur la photographe Dora Maar ou l’obscurantisme religieux menaçant Thérèse d’Avila. Toutes sont habitées par une force subversive qui fascine et qui dérange. En 2007 paraît Camarade Carlos : un agent du Komintern en Amérique latine, dans lequel l’autrice part à Moscou sur les traces de l’engagement communiste déçu de son père, épluchant les archives secrètes du PC en passant par le village où ses ancêtres ont été décimés lors des pogroms russes puis par les nazis. Engagée sans être affiliée à aucun parti politique, A. Dujovne Ortiz porte un regard critique sur la situation argentine, qu’elle transmet aussi bien dans ses articles (pour La Nación et Página 12, entre autres) que dans des livres que l’on pourrait classer dans le genre du journalisme littéraire. Par exemple, Chronique des ordures : Qui a tué Diego Duarte ? (2011), une enquête sur l’assassinat d’un enfant des « Villas Misère » aux mains de la police. Pour l’écrire, l’autrice a parcouru les bidonvilles les plus pauvres de la périphérie de Buenos Aires, de même que pour écrire sur Milagro Sala elle s’est rendue dans la sordide prison de Jujuy afin de rencontrer la dirigeante sociale prisonnière politique. A. Dujovne Ortiz a reçu la Bourse Guggenheim en 1986 et a notamment été récompensée par le prix Konex de Platine 2014 pour l’ensemble de son œuvre, laquelle représente une trentaine de livres publiés dans le monde entier.
Anne-Charlotte CHASSET