Depuis des temps reculés, la connaissance de l’urbanisme et de l’architecture en Inde (Vastu Vidya) s’est perpétuée, du sthapati (le maître sculpteur, architecte des temples) à l’apprenti. Si les traditions orales sont peu à peu écrites et transmises au travers de textes canoniques, l’acte de construire demeure dans les mains de guildes d’artisans jusqu’à l’intervention coloniale qui remplace les savoir-faire traditionnels par des disciplines et des institutions. La profession reste toutefois l’apanage des hommes, et ce, même après l’indépendance politique de 1947. Pravina Mehta*, Gira Sarabhai*, Urmila Elie Chowdhary, Hema Sankalia* sont quelques-unes des premières femmes architectes d’importance majeure. Elles appartiennent à des familles de l’élite et possèdent de nombreuses relations. Elles suivent un enseignement professionnel et sont encouragées à poursuivre des études supérieures. Leur culture artistique touche à la littérature, à la peinture et à la musique. Elles mènent une vie non conventionnelle dans une société où les femmes se définissent traditionnellement par le mariage et la maternité. Le plus souvent éduquées en Occident, elles sont influencées par les aspirations esthétiques et utopiques du modernisme, mais aussi par un esprit nationaliste. Leur milieu social privilégié, qui leur confère une arrogance de classe et une facilité à se présenter en public, les aide sans doute à atteindre le succès. Elles luttent alors contre les bastions masculins et abattent les frontières imposées aux femmes.
L’ère de la post-indépendance en Inde est une période de transition majeure tant sur le plan économique que technologique, culturel, social ou politique. L’enseignement supérieur se démocratise chez les jeunes filles des milieux urbains. Ainsi, les décennies qui suivent sont-elles cruciales pour le développement de l’architecture indienne. On assiste à une intense recherche d’identité et d’expression, l’architecture devenant une manifestation matérielle de la jeune nation. D’un côté, prévaut la tentation du revival, conséquence de la longue et douloureuse lutte nationaliste menée par le pays, de l’autre un fort désir existe au sein du monde politique d’exprimer à travers l’architecture le « tournant moderne » du nouveau pays émergent. C’est aussi l’époque où de grands maîtres tel que Le Corbusier et Louis Kahn construisent en Inde. La première école d’architecture indienne est créée dans les années 1920, née du cours de dessin fondé en 1907 au sein du J.J. College of Art. Les premières promotions d’étudiants ne comptent alors qu’une ou deux filles, mais, dans les années 1960, elles sont cinq ou six pour trente étudiants. Brinda Somaya*, Neera Adarkar*, Revathi Kamath *et d’autres œuvrent alors dans plusieurs directions, empruntant de nouvelles voies pour créer leur propre identité et atteindre l’excellence professionnelle. Ce sont de fortes personnalités qui assument leurs responsabilités et s’engagent pleinement pour atteindre leurs objectifs. Elles doivent affronter des résistances en s’aventurant dans la sphère publique. Leur conjoint et leurs familles sont souvent leurs principaux soutiens.
Au sein de la jeune génération, de brillantes jeunes femmes explorent de nouvelles pratiques professionnelles, comme Anupama Kunddo et Abha Narain Lambah. A. Kunddo a une approche comparable à celle de R. Kamath. Installée dans la ville d’Auroville, près de Pondichéry, dans le Tamil Nadu, elle se forge une renommée en tant que praticienne de modes alternatifs, passionnée par les systèmes de construction. Elle est formée au Sir J.J. College of Architecture de l’université de Mumbaï (1984-1989) et sensibilisée au modernisme par le premier édifice de ce mouvement réalisé en Inde en 1948 par Antonin Raymond. Elle est également impressionnée par Le Corbusier et par Roger Anger, l’architecte de la ville expérimentale d’Auroville, auquel elle consacre un ouvrage. Elle aime apprendre des entrepreneurs, ingénieurs, maçons et ouvriers et cherche à maîtriser l’ensemble du processus architectural jusqu’à la construction. Elle s’efforce d’explorer et de mettre en évidence la qualité inhérente et la beauté de chaque matériau, tout en en réduisant au minimum les effets environnementaux. Construction et fabrication sont réalisées sur site. Elle expérimente des types de construction variés : l’utilisation de voûtes en corps creux de terre cuite dans la résidence Pierre-Tran, l’intégration de pots de terre cuite dans les dalles de la Wall House à Auroville (2000) ou encore la combustion intérieure de dômes de briques pour les rigidifier dans un orphelinat de Pondichéry (2008). La même année, elle soutient une thèse à Berlin sur ce dernier procédé. Elle recherche également des solutions économes en énergies et en eau, recyclant ainsi les eaux de pluie dans l’Hôtel de Ville d’Auroville (2003-2005) ou recourant à des panneaux photovoltaïques dans la Wall House. Elle aime travailler sur les détails mais participe également à l’élaboration du plan d’ensemble d’Auroville, considérant qu’il est important d’intervenir à toutes les échelles.
A. N. Lambah place sur le devant de la scène la question de la conservation architecturale à propos de laquelle, depuis 2005, les attitudes s’améliorent, des agences gouvernementales s’impliquant désormais là où jadis les actions étaient limitées aux initiatives des citoyens. Après un master spécialisé dans le domaine de la restauration et de la conservation à l’École d’urbanisme et d’architecture de Delhi, elle travaille au sein d’importantes agences avant de créer la sienne. Elle intervient sur des édifices de tous types et de toutes périodes historiques, de l’antiquité jusqu’à l’époque coloniale. Elle restaure ainsi le sanctuaire du XVe siècle dédié au Bouddha Maitreya, au Ladakh (2004-2006) ou le temple de Krishna du XVIe siècle à Hampi (2006-2007), ainsi que de nombreux édifices victoriens de Mumbaï, du néoclassique palais Tata pour la Deutsche Bank (2003-2004) aux édifices néogothiques de la J.J. School of Arts (2004-2005) ou de l’université (2005-2006). Ses clients vont de l’administration aux entreprises privées. Elle met l’accent sur l’expérience pratique et respecte l’authenticité des matériaux en s’efforçant de considérer l’édifice, le site ou le plan de manière holistique. Chaque fois que cela lui est possible, elle préfère employer des artisans et menuisiers traditionnels et des ingénieurs locaux. Ainsi son projet pour le temple de Ladakh, physiquement difficile, lui donne-t-il de nouvelles perspectives à l’échelon de la communauté locale. Bien qu’elle n’ait jamais ressenti d’obstacles liés au fait d’être une femme, elle avoue avoir été obligée de grimper parfois sur des échafaudages en bambou pour être prise au sérieux. Elle a une pratique réflexive sur sa profession et signe des ouvrages sur l’histoire et la restauration de l’architecture.
La plupart de ces femmes architectes ne se disent pas « féministes », à l’exception de N. Adarkar, pointant leur désapprobation à l’égard de tous les mots en « isme », tout en croyant fortement à l’égalité des sexes en tant que droit fondamental. Issues de la classe aisée, beaucoup ne voient pas l’impact que le mouvement féministe a eu sur leur vie. Leurs intentions se limitent au souci de leur propre non-discrimination. Bien qu’elles fassent fréquemment référence à leurs maîtres et à leurs patrons, la plupart d’entre elles répugnent à citer le nom d’un mentor.
Madhavi DESAI