Rares sont les musiciennes qui ont accès à des études de composition avant le XXe siècle. Cependant, les jeunes femmes qui « touchent » le clavier acquièrent la connaissance de la grammaire musicale, se familiarisent avec les dessins mélodiques, les couleurs harmoniques, s’essaient au dosage des valeurs expressives. Certaines parviendront à la notoriété grâce au perfectionnement d’une carrière d’interprète. Élisabeth Jacquet de La Guerre* le prouve à la cour de Louis XIV dès 1682. Pour les clavecinistes et les organistes, en effet, l’initiation à l’improvisation et à la technique des variations apporte des bases à l’imagination. Elles se doivent de préluder avec originalité et souvent de fournir des pages de leur composition pour compléter des programmes. Dans les salons de cette époque, plusieurs « précieuses » se font entendre dans leurs compositions pour luth, notamment Anne Bocquet qui joue chez Mlle de Scudéry* et laisse un manuscrit de Préludes marquant les cadences, ou Élisabeth-Sophie Chéron chez la marquise de Lambert. Plusieurs « demoiselles de la musique » à la cour, cantatrices le plus souvent, accompagnent leurs airs au luth ou au clavecin, telle Françoise-Charlotte Ménetou (1680-1745), la nièce de Couperin, qui, à 9 ans, joue pour Louis XIV et publie très jeune un Recueil d’Airs. La noble vénitienne Antonia Bembo (1643-avant 1715), après avoir reçu les leçons de Cavalli, vient vivre à Paris où Louis XIV récompense ses services par une pension lui permettant de s’installer dans une communauté religieuse. Elle le remercie en dédicaçant à la famille royale ses Six livres de musique. En Allemagne, la duchesse de Saxe-Weimar, Anna Amalia (1739-1807), écrit de la musique vocale mais aussi instrumentale et symphonique. Marianna Martines* compose sonates et concertos pour le clavecin. Autrichienne également, Maria Theresia von Paradis* fait de nombreuses tournées de concerts, jouant Haendel, Haydn et Mozart, avant que la composition ne l’emporte peu à peu sur sa carrière de virtuose.
Marie Bigot (Colmar 1786), mariée au bibliothécaire du comte Razumovsky à Vienne, joue devant Haydn, enthousiaste, et reçoit les félicitations de Beethoven. C’est probablement pour ses élèves (dont Mendelssohn), qu’elle compose une série d’Études pour le clavier. Une des pianistes que la pratique du clavier influence le plus intensément est probablement la Polonaise Maria Szymanowska*, qui mène librement une carrière de virtuose dont l’éclat impressionne ainsi que son style « sostenuto cantabile » inspiré du beau chant. Ses compositions s’adressent essentiellement au piano (18 danses ; 20 exercices et préludes, 1820 ; 24 mazurkas, 1826). Si les pianistes de grand renom comme Louise Farrenc*, Clara Schumann*, Marie Jaëll* se révèlent à l’époque romantique des compositrices dont la production diversifiée est abondante, le cas de vocations créatives retardées (ainsi pour Amy Beach*) par des carrières d’interprètes est fréquent. L’exemple de Mary Howe (Richmond 1882) est à cet égard frappant : ce n’est qu’à 40 ans, après une carrière de récitals en soliste et en duos ainsi que comme accompagnatrice, qu’elle reprend ses études afin d’obtenir un diplôme de composition – elle participera, en 1925, à la fondation de la Société des compositrices américaines.
Joséphine Boulay (1869-1925) apparaît comme la première femme inscrite en classe d’orgue, au Conservatoire de Paris. Interprète et professeure elle-même, elle destine de courtes pièces originales à son instrument et à la voix.
Au cœur du XIXe siècle, des pianistes scandinaves se révèlent aussi de marquantes créatrices. Ainsi la Norvégienne Agathe Backer-Grøndahl (1847-1907), dont les tournées de concert dans toute l’Europe du Nord sont restées célèbres, écrit-elle plusieurs centaines de mélodies modelées avec charme et de nombreuses pages de piano, au nombre desquelles figurent des Études de haute technicité. En Suède, Elfrida Andrée (1841-1929) s’affirme parallèlement comme organiste, cheffe d’orchestre et compositrice. Avec beaucoup de difficulté elle obtient un poste d’organiste à Stockholm puis à la cathédrale de Göteborg. Ses deux Symphonies pour orgue (1892) de facture romantique montrent, comme ses œuvres chorales et sa musique de chambre, combien Schumann et Mendelssohn lui sont chers. Bien qu’ayant travaillé en même temps le piano et la composition aux conservatoires de Naples et Milan, Gabrielle Ferrari (Paris 1851) est d’abord remarquée comme une grande interprète de Bach et des romantiques avant de se consacrer à la composition. Elle produit alors non seulement plusieurs pièces pour le piano et pour l’orchestre mais surtout plusieurs ouvrages pour la scène dont le « drame lyrique » Le Cobzar, créé en 1909.
Les musiciennes nées au début du XXe siècle bénéficient, quand elles le désirent, d’un enseignement musical plus complet. Pourtant, la période de guerre leur est une entrave. Ainsi Wally Karveno (née Lewenthal) doit-elle vivre et travailler cachée sous un pseudonyme, qu’elle conserve ensuite pour signer ses œuvres. Au Conservatoire de Paris, Rolande Falcinelli* étudie le piano et l’orgue ainsi que toutes les disciplines qui forment un compositeur : harmonie, fugue, contrepoint, accompagnement. Elle compose beaucoup, et pourtant la notoriété lui vient surtout de ses fonctions d’organiste et de pédagogue. Ainsi en est-il de plusieurs pianistes : Marcelle Soulage*, puis Suzanne Joly*. Certaines musiciennes prennent une part active dans les recherches menées lors de colloques et séminaires de réflexion sur la composition. C’est le cas de l’Allemande Siegrid Ernst (Ludwigshafen 1929) qui donna des récitals à Darmstadt, fut maître de conférences à Heidelberg et Mannheim et composa des œuvres d’écriture avancée comme Progressions pour quatuor à cordes ou Sept miniatures en 1961.
C’est sa grande autorité en tant que pédagogue, au détriment de ses qualités d’interprète et de compositrice, qui fait la renommée d’Odette Gartenlaub (1922), titulaire pendant trente ans au Conservatoire de Paris d’une classe de solfège et auteure de nombreux ouvrages didactiques. Pourtant, titulaire à 14 ans d’un premier prix de piano du Conservatoire, elle obtient en 1948 un premier grand prix de Rome et passe trois années à la Villa Médicis. Si, dans une production qui débute en 1935 (Mère en collaboration avec Maurice Carême), elle privilégie le piano (Trois visages, Images d’Épinal), elle s’adresse aussi à la voix et à l’orchestre, notamment avec des concertos pour flûte, clarinette et piano. L’une de ses étudiantes, Nicole Clément (1946), devenue enseignante elle-même en analyse musicale, diversifie dans son large catalogue ses choix instrumentaux, s’adressant à des solistes comme le piano, le clavecin (Convalences multiples, 1990), les « bois », la guitare, etc., ou à des ensembles allant de la sonate (Saetilla, sonate pour violoncelle et piano, 1986) au quintette à vent (Pantomime, 1982). Lily Bienvenu*, pianiste, qui fut toujours louée pour sa finesse et sa délicatesse d’accompagnatrice, compose, elle aussi, sur des textes de M. Carême : un cycle de mélodies Mère (1954), Bestiaire (1958) et le conte lyrique La Vague et le Goëland. Denise Roger (1924-2005), formée au piano par Marguerite Long* et Yvonne Lefébure*, développe activement sa carrière de concertiste avant de commencer à produire vers les années 1960, dans un style d’une indépendance difficile à préserver à l’époque, des œuvres qui, peu à peu, abordent tous les genres : mélodies, pages symphoniques et compositions religieuses (Trois chants tragiques). Comme elle, d’autres excellentes instrumentistes sont freinées devant la page blanche par une inéluctable modestie. Myriam Hugon (1935-2002) dit : « Je ne me suis pas prise au sérieux… j’admirais trop mon mari ! », dont elle a été l’élève et dont la personnalité l’inhibe. Pourtant son besoin de communier avec son instrument l’emporte parfois ; le prouvent un quatuor avec piano et plusieurs mélodies. Si Françoise Levéchin-Gangloff (1942) pratique régulièrement l’improvisation à l’orgue de l’église Saint-Roch à Paris, dont elle est titulaire, elle affiche plus discrètement sa vocation de créatrice pourtant évidente dès l’adolescence et consolidée par ses études au Conservatoire de Paris. Son attention à la littérature, sa sensibilité à la poésie et à la peinture se reflète dans l’écho musical qu’elle en propose, qu’il s’agisse de l’illustration sonore de Feux de Marguerite Yourcenar*, des deux mélodies sur des poèmes de Byron ou de Cézanne pour piano et orgue.
Une des « professions de l’ombre » souvent exercées par des pianistes et qui demande des compétences exceptionnelles est celle de « chef de chant », fonction nécessitant de multiples qualités techniques, alliées à un sens de la psychologie et de la pédagogie ainsi qu’à une vaste culture et une bonne connaissance de l’art du chant. Avant Irène Kudela, à qui est demandé aussi d’enseigner les langues qui lui sont familières (russe, serbe, tchèque, etc.), plusieurs pianistes, attachées le plus souvent à l’Opéra de Paris ou à la Radio, laissent dans ce domaine une empreinte forte : Henriette Puig-Roget*, Odette Chaynes-Decaux, ainsi que Geneviève Joy, Janine Reiss ou Simone Féjard. Cette dernière, du moins dans sa jeunesse, a exploité ses dons de compositrice : ses mélodies se ressentent d’une influence fauréenne mais dégagent une intense émotion.
Tant que l’interprète transmet l’œuvre d’un autre, il est asservi à cet auteur. La création peut libérer de cette dépendance et c’est ainsi que, pour celles des pianistes qui en ressentent le désir ou le besoin, maîtriser technique et patrimoine du clavier féconde depuis longtemps l’explosion d’imaginaires personnels.
Pierrette GERMAIN