Dans son étude de référence sur les premiers journaux féminins en langue allemande au XVIIIe siècle, Ulrike Weckel (1998) explique la relation entre l’émergence de la sphère privée bourgeoise dans les sociétés modernes et la formation des médias correspondants, qui favorisaient la discussion publique autour d’initiatives personnelles éclairées. Les femmes étaient assignées à la sphère domestique – et les hommes à la sphère publique. Celles qui ont transgressé ces frontières esthétiques et morales et se sont introduites dans les domaines littéraire et culturel n’ont été que tardivement reconnues, même par la critique. En cela elles ont contribué à conforter, tout en la contestant, cette séparation des sphères. Les rédactrices des premiers journaux féminins, comme l’actrice et écrivaine Marianne Ehrmann (née Brentano, 1758-1795) ou Sophie von La Roche*, ont évolué avec leurs projets souvent très éphémères entre ces deux mondes et ont ainsi fait œuvre de médiation. Même si Die Vernünftigen Tadlerinnen (« la critique raisonnable », à partir de 1713-1714), Die Beobachterin (« l’observatrice », version allemande de The Spectator, 1739-1743) ou Die Braut (« la mariée », 1742) se présentent comme des journaux corédigés par des femmes, ces auteures d’articles édifiants, divertissants et pédagogiques ont la plupart du temps été inventées par des rédacteurs masculins. Même Johann Christoph Gottsched (1700-1766) et Friedrich Gottlieb Klopstock (1724-1803) ont créé de telles auteures fictives, alors même que leurs femmes, les auteures Luise Gottsched* et Meta Klopstock*, participaient de temps à autre à leurs projets. Le premier journal en langue allemande publié par une femme, en 1779, se dissimulait derrière l’œuvre d’un homme âgé proférant des conseils bien intentionnés pour Les Filles de Hambourg. Il s’agissait de l’épouse d’un juriste, Ernestine Hofmann (1752 ou 1753-1789), reconnue comme auteure déjà de son vivant.
C’est seulement vers la fin du XVIIIe siècle que paraissent des journaux ne s’adressant pas explicitement qu’aux femmes, mais rédigés et édités par elles sur des thèmes d’émancipation. Bien que tenu de répondre aux attentes du classique prodesse et delectare, ce nouveau média doit aussi permettre de se positionner par rapport aux programmes éducatifs des contemporains masculins. Ainsi la préface de Pomona für Teutschlands Töchter (« Pomona pour les filles d’Allemagne »), que S. von La Roche a lancé en janvier 1783, promet de dire ce qu’elle « considère être la femme ». La promotion d’un point de vue exclusivement féminin est reliée à la différenciation théorique entre la « nature » féminine et le caractère sexué, tels que Jean-Jacques Rousseau et beaucoup d’autres les conçoivent à l’époque. Se trouve déjà là en germe l’idée toujours actuelle d’une indifférenciation féminine concernant la culture et l’intellect, tandis que la femme serait véritablement différente concernant la faculté d’émotion. M. Ehrmann, qui écrivait dans les journaux Amaliens Erholungsstunden (« les heures de repos d’Amalia », 1790-1792) et Die Einsiedlerinn aus den Alpen (« la femme anachorète des Alpes », 1793-1794) de façon beaucoup plus journalistique que S. von La Roche, s’est vue parfois contrainte d’insister sur le fait qu’elle accomplissait ses publications lucratives de façon accessoire et qu’elle ne contrevenait pas au mode de vie de la femme au foyer prévenante. En même temps, elle avançait que la seule et la plus importante des dispositions d’une jeune fille consiste à devenir « une épouse raisonnable, une mère pleine de noblesse, une personne aimable en société et une femme respectable » (Amaliens Erholungsstunden, 1792). Au regard de cette contradiction, il paraît nécessaire non plus de faire du sexe de l’auteure du journal un critère principal de l’analyse, mais de considérer tout autant les aspects nationaux, ethniques, religieux et économiques. Qui plus est, il est intéressant de consulter des projets de journaux anonymes, collectifs et mixtes. Ainsi se dessine un paysage varié de publications où les femmes apparaissent comme des expertes en discours passionnés sur la sensibilité, publications qui, assez paradoxalement, leur ouvrent des possibilités de professionnalisation. Les raisons qui expliquent la brièveté de la floraison (environ vingt ans) des publications spécifiques des femmes sur « les femmes et leur monde » sont, d’une part, le tournant commercial de l’édition des revues autour de 1800, qui est peu à peu dominée par des hommes éditeurs financièrement puissants et, d’autre part, l’abandon esthétique et politique des idéaux des Lumières de scientificité et de sensibilité – non sans l’influence de la Révolution française. De la sorte, il devient possible pour beaucoup d’auteures de publier dans le cadre protégé des journaux féminins, et ensuite seulement d’aborder leur propre publication d’ouvrages (alors que c’était encore l’inverse chez S. von La Roche et M. Ehrmann). Mais les acquis journalistiques sur les problèmes d’assimilation et d’éducation s’avèrent durables. Ainsi, la question de la femme semble réglée autour de 1800, avant même qu’elle n’ait été abordée dans ses différentes dimensions.
Sigrid NIEBERLE