Largement diffusées depuis les années 1980, les images hallucinatoires très colorées, créées par Sandra Louise Skoglund, effleurent le fantastique. Après avoir étudié la peinture à l’université d’Iowa, elle s’installe à New York en 1972, où elle commence à travailler comme artiste conceptuelle. En 1974, sa première œuvre, inspirée par le travail du couple de photographes Becher*, présente une série de maisons apparemment identiques, mais dont un détail diffère. En 1978, elle travaille sur la rhétorique publicitaire et crée, avec sa série des food still lifes (« natures mortes alimentaires »), des natures mortes aux couleurs acidulées et artificielles faites d’aliments posés sur des nappes aux motifs géométriques (Luncheon Meat on a Counter, « pain de viande sur un comptoir »). Ses images sont internationalement connues depuis Radioactive Cats (1980), qui montre un couple de personnes âgées dans une cuisine grise envahie par une foule de chats colorés en vert fluo. Mise en scène dans son petit studio et jouée par des voisins, l’image évoque, sur le mode de la science-fiction, l’intrusion de la nature dans la vie quotidienne. L’artiste photographie ainsi des espaces imaginaires qu’elle crée de toutes pièces : invasion de portemanteaux dans une chambre jaune au sol rose (Hangers, 1980) ou poissons orange de terre cuite flottant dans une chambre à coucher d’enfants bleue (Revenge of the Goldfish, 1981). Obtenues avec le procédé Cibachrome, les couleurs agressives rompent avec l’esthétisme de la photographie en noir et blanc et rendent ses images irréelles. Chaque image est issue d’une installation à laquelle l’artiste consacre plusieurs mois. Pour Atomic Love (1992), dont les décors et les personnages sont entièrement recouverts de raisins secs, elle a même suivi des cours sur la culture du raisin. La scénographie est souvent spectaculaire, l’œuvre, baroque et théâtrale, et l’atmosphère qui s’en dégage, anxiogène : la photographe met en scène l’univers névrosé et potentiellement cauchemardesque de la classe moyenne américaine. Les dangers de la déshumanisation sont traités de façon tragique et parodique : l’obsession de la propreté, par exemple, est tournée en dérision dans Germs Are Everywhere (1984), où un salon vert est littéralement envahi de chewing-gums roses mâchés. Dans les situations qu’elle invente, les êtres humains sont souvent effacés par une foule d’objets ou d’animaux. Son travail symbolise parfaitement les pratiques hybrides de l’art contemporain : la sculpture constitue pour elle le point de départ de l’organisation d’un espace qu’elle transforme en installation et dont la photographie garde la trace. Le médium photographique, essentiel, permet ainsi d’unifier une variété de matières et de contenir tout un processus créatif. Ses œuvres existent donc sous deux formes : l’installation et la photographie. Fox Games (1989), image montrant des renards rouges qui prennent possession d’un restaurant bleu gris, est issue d’une installation réalisée au Centre Pompidou, mais l’œuvre a ensuite été reprise comme installation seule, avec une inversion des couleurs. Walking on Eggshells (1997) montre comment l’installation sert à matérialiser les angoisses : des femmes nues marchent sur un sol couvert d’œufs et occupé par des lapins et des serpents. La démarche artistique de S. Skoglund est le fruit d’une réflexion approfondie sur le mélange des genres et sur l’histoire de la photographie, qu’elle enseigne à Rutgers University depuis 1976. Tout en faisant naître chez le spectateur un sentiment d’étrangeté et d’angoisse, les mises en scène de cette artiste atypique restent toutefois empreintes de fantaisie et d’humour.
Anne REVERSEAU
Consultez cet article illustré sur le site d’Archives of Women Artists, Research and Exhibitions