Shirley Jaffe étudie l’art à la Cooper Union Art School de New York, puis à Washington. Elle découvre Kandinsky au Solomon R. Guggenheim Museum et admire les derniers Bonnard. En 1949, elle s’installe définitivement à Paris. Ses liens d’amitié avec Kimber Smith, Joan Mitchell*, Sam Francis, Jean-Paul Riopelle et bien d’autres lui permettent de découvrir l’expressionnisme abstrait américain, dont ils sont, en France, les représentants de la « deuxième génération ». Dans les années 1950, sa peinture déborde d’une grande énergie gestuelle ; les couleurs vives sont travaillées en larges coups de pinceau. Des formes, qui préfigurent son travail à venir, se dégagent à peine de cet espace pictural. Sa première exposition collective se tient à la galerie parisienne Nina Dausset en 1952. Au cours de l’un de ses retours à New York – elle n’effectuera plus que de brefs séjours aux États-Unis –, elle ressent l’expressionnisme abstrait, gestuel et matiériste, comme une rhétorique usée et veut trouver sa propre voie. Toutefois, elle garde de cette première manière une inspiration toujours fondée sur la spontanéité, comme en attestent ses esquisses, restées très gestuelles. Elle entreprend à Berlin, de 1963 à 1967, des peintures qui témoignent d’un mélange de tumulte et d’ordre ; les couleurs s’enchevêtrent, se recouvrent, débordent, mais sont déjà prises dans les formes d’une organisation géométrique complexe. Les « matrices formelles », que l’artiste privilégiera ensuite – losanges encastrés, arabesques – font leur apparition. À partir de 1968, puis dans les années 1970, ressentant « la nécessité d’être radicale » et de « commencer à peindre simplement », elle abandonne le geste et la matière pour la couleur et la géométrie : la surface de la toile devient immobile ; la composition se fait frontale ; les couleurs, beaucoup plus mates, sont désormais appliquées le plus uniformément possible, sans traces de pinceau. Les éléments de la composition sont contenus dans des formes géométriques – triangles, rectangles, trapèzes, parallélogrammes – régulièrement ajointées. L’œuvre de S. Jaffe s’impose, à partir des années 1980, dans toute sa singularité sur la scène artistique parisienne. Chaque peinture constitue une unité qui a la réalité indivisible d’un mur ou d’une mosaïque. L’espace du tableau est, ici, totalement aplani ; même le blanc acquiert la dureté d’une forme et s’élève au même niveau que les formes colorées. Le tableau All Together (1995), avec son titre plein d’humour, résume bien son univers unique, son inventivité constante à partir d’une géométrie qu’on pourrait qualifier de lyrique : dans ce lieu d’inspiration que constitue, pour elle, l’univers urbain, les formes se superposent et se rencontrent pour mieux diverger dans des soubresauts imprévus de spirales, boucles, angles et vagues. Comme la ville en perpétuelle évolution, qui se construit et se détruit, mélange droites et courbes, mouvement et repos, la toile en retient l’idée, tout en supprimant l’anecdote et la perspective.
Bénédicte AJAC
Consultez cet article illustré sur le site d’Archives of Women Artists, Research and Exhibitions