Née dans une riche famille juive new-yorkaise, Doris Ulmann a documenté dans les années 1920 et 1930 la vie quotidienne et l’artisanat d’une Amérique rurale en train de disparaître. Elle occupe une position clé dans l’histoire de la photographie, entre le mouvement pictorialiste, auquel elle se rattache par un usage artistique du cadre et de la lumière, et le mouvement documentariste américain des années 1930. En 1902, elle aurait étudié la botanique et la photographie avec le photographe américain Lewis Wickes Hine, puis la psychologie à Columbia University (1907), mais son intérêt pour la photographie naît véritablement en 1914 lorsqu’elle suit les cours du photographe Clarence H. White, avec, entre autres, Margaret Bourke-White* et Laura Gilpin (1891-1979). Elle se marie en 1913 avec le chirurgien Charles Jaeger, lui aussi photographe amateur. À partir de 1918, elle devient photographe professionnelle et appartient au groupe pictorialiste américain. Dans son studio de Park Avenue à New York, elle réalise des portraits d’écrivains (Tagore ou Robert Frost) et de figures marquantes de la société, en particulier du monde médical. Entre 1919 et 1925, elle publie trois portfolios de ces portraits plutôt formels, réalisés à la lumière naturelle. L’année 1925 représente un tournant essentiel dans sa vie : affectée par son divorce et par la mort de C. H. White dont elle était restée très proche, elle se met à voyager et se tourne passionnément vers la photo documentaire. Elle rencontre l’acteur, musicien et folkloriste John Jacob Niles qui devient son assistant, son modèle et son inspirateur : ils partent ensemble en expédition en Virginie, dans le Kentucky et le Tennessee entre 1928 et 1934 pour photographier les costumes, les coutumes et l’artisanat traditionnel. Ces voyages répétés, longs et physiquement durs, lui causent de graves problèmes de santé. Avec un vieil appareil photographique et des plaques de verre, elle réalise des natures mortes et des paysages, mais surtout de remarquables portraits des artisans des Appalaches et des Noirs du Sud-Est américain. Les photographies qui illustreront le livre d’Allen H. Eaton, Handicrafts of the Southern Highlands (1937), présentent un individu par image, cadré en pied ou à mi-corps, en pleine activité. Elle collabore également à Roll, Jordan, Roll (1933), le livre de son amie l’écrivaine sudiste Julia Peterkin (1880-1961), qui montre la vie quotidienne des Noirs du Sud des États-Unis, en particulier des Gullah, Afro-Américains de Caroline du Sud. Elle réalise alors des portraits où transparaît la dignité des travaux manuels et agricoles. À travers ses images, tout un fragment d’histoire américaine surgit : les migrations internes vers le Nord, la révolution industrielle et la disparition progressive des communautés rurales. Appliqué aux sujets les plus divers, d’Albert Einstein qu’elle photographie au début des années 1920 aux gros plans de mains d’artisans qu’elle réalise à la fin de sa vie, son style est à la fois romantique et naturaliste. Si elle a souvent été rapprochée de ses aînées pictorialistes comme Gertrude Käsebier* et Anne Brigman*, elle expose aussi avec les modernistes dans les années 1930 : elle participe ainsi à International Photographers (Brooklyn Museum, 1932) qui présente des images de Berenice Abbott*, d’Ilse Bing*, d’Imogen Cunningham*, de Walker Evans, de Florence Henri*, de Man Ray ou encore d’André Kertész. Par son systématisme, sa démarche peut être rapprochée de celle d’August Sander sur les métiers allemands ou d’Eugène Atget sur Paris. La photographe adopte une perspective à la fois moderne et nostalgique : comme B. Abbott, elle cherche à documenter et à archiver ce qui est en train de mourir, à saisir un moment de transition dont elle a une conscience aiguë. Son travail annonce également celui de Walker Evans ou de Dorothea Lange*, et l’on peut considérer que la fameuse agence gouvernementale Farm Security Administrationdonnera, à la fin des années 1930, un cadre institutionnel et une visibilité à ce qu’elle avait entrepris seule quelques années auparavant.
Anne REVERSEAU
Consultez cet article illustré sur le site d’Archives of Women Artists, Research and Exhibitions