Créer : se tenir à la proue de soi-même

par Mireille CALLE-GRUBER

« Créer » est un bien grand mot – un « gros » mot – et avec lui la cohorte des vocables de sa famille : création, créateur, créatrice, créativité… éveillant aussitôt la suspicion à leur endroit. Le soupçon d’être emphatique, vaniteux, voire imposteur. Car au masculin, créateur sonne à l’égal de Dieu le Créateur, connotant aussitôt un geste qui ne laisse pas d’être, pour un simple humain, exorbitant.

On le constate d’emblée, bien qu’exhaussé aussi au rang de nom substantif, « une créatrice », et non pas limité à l’adjectivation, « une femme créatrice », le mot au féminin n’a pas tout à fait – ce sont les mystérieuses nuances de la langue – la même intensité d’absolue puissance rivalisant avec le divin.

Toujours est-il que, par humilité envers le Créateur, les peintres, à certaines époques, ne signaient pas leurs tableaux. Et qu’aujourd’hui, des écrivains ou des artistes, hommes et femmes, préfèrent parler d’atelier et de fabrique de l’œuvre, rappelant que poésie a pour racine poiein qui signifie fabriquer, et que l’œuvre (opera) est affaire d’ouvriers. Ils insistent ainsi sur le travail en ses tâtonnements et aléas, ses surprises, ses trouvailles.

« Créer », pourtant, n’a pas toujours eu cette signification démiurgique. Le premier sens étymologique est « produire, faire pousser, faire grandir » ; terme de la langue rustique où l’on entend encore le rapport sensible avec crē-sc-ō : « croître, arriver à l’existence, naître ». Si bien que dans la langue courante, précise le dictionnaire Ernout/Meillet, creō se dit pour « toute espèce d’êtres ou d’objets », et signifie bientôt « faire naître ». Si dans la langue du droit, creare a pris le sens spécial de « élever à une magistrature, nommer, élire », c’est la langue de l’Église qui la première a, plus tard, utilisé le verbe « créer » pour « faire naître du néant », et qui a, dans ce champ sémantique, développé l’usage de creātor et du double sens de creātūra : « créature » et « création ex nihilo ».

C’est le sens premier que nous avons voulu réactiver en préparant ce Dictionnaire universel des Créatrices. Doublement. Il importait en effet de faire arriver à existence, c’est-à-dire de faire largement connaître, des œuvres et des figures féminines oubliées, négligées, peu ou pas reconnues à leur juste valeur.

Plus profondément, il s’agissait de porter l’éclairage sur des gestes qui ont donné naissance à des formes d’expression et d’expérience du monde ; ont ouvert des perspectives dans les arts et les lettres mais aussi dans l’exercice de différents métiers, bref, des gestes nourriciers de certaines façons de vivre et de généreuses visions du vivant. Des gestes qui grandissent l’être au travail et en travail, travaillé par son ouvrage, et dont les œuvres, subrepticement ou spectaculairement, font que la société n’est pas habitée de la même façon que si ces œuvres n’avaient pas existé.

Dès lors, tous les domaines d’activité de toute époque pouvaient constituer le lieu d’une dynamique native. Désigner des créatrices, c’était faire apparaître ce qui, au cours des siècles, avait permis de nous faire « grandir » individuellement et collectivement. Ce qui, aujourd’hui encore, nous fait plus grands que nous.

« Ne voyager qu’à la proue de soi-même », écrivait Claude Cahun*, photographe, écrivain, organisant la Résistance contre les nazis dans l’île de Jersey, prônant la lecture de Rimbaud et Lautréamont dans les usines (« EXPLOITÉS EXPLOITEURS/JUSQUE DANS L’AMOUR LA POÉSIE/ET LA DÉFENSE DE LA CAUSE PROLÉTARIENNE », Les paris sont ouverts, 1934). C’est peut-être, à la réflexion, cette injonction qui traverse l’entreprise du Dictionnaire : créer, c’est se tenir à la proue de soi-même.

Si bien que, revalorisant ce qui avait été méprisé parce que réalisé par des femmes, nous avons vu venir au jour, avec leurs œuvres, les marques d’un courage intellectuel, d’un courage politique, d’un courage scientifique remarquables. Que l’on songe seulement aux difficultés que devaient surmonter les jeunes filles – il n’y a pas si longtemps dans les pays occidentaux et encore de nos jours dans bien des endroits du monde – pour accéder à l’éducation, étudier, aller à l’Université, entrer dans certaines filières, comme la médecine qui leur était interdite, publier, prendre place dans la politique, ainsi qu’aux obstacles familiaux et aux bouleversements affectifs que ces cheminements entraînaient. Avoir « une chambre à soi », comme l’écrivait Virginia Woolf*, représentait souvent une liberté à conquérir.

Nous avons vu aussi renaître le courage oublié de certaines positions éthiques qui avaient été soutenues parfois jusqu’aux limites du désespoir, tel celui de Clara Immerwahr*, chimiste et pacifiste engagée, mariée à l’inventeur du gaz mortel, Fritz Haber, lequel orchestra la première attaque à Ypres le 22 avril 1915 ; Clara qui, considérant l’arme chimique comme une transgression de l’éthique des sciences et exhortant en vain à la responsabilité scientifique, se tua avec l’arme de service de son mari d’une balle dans le cœur.

Revaloriser ce qui avait été occulté nous a également conduites à réévaluer des secteurs entiers : l’artisanat, les cultures orales, le sport féminin, la gastronomie qui n’a pas que des chefs cuisiniers, et à remonter jusqu’aux savoirs plus archaïques de l’intelligence : la science oraculaire des Pythies (telles Thémistocléa*, Phêmonoê* dont certains exégètes masculins nient l’existence), les connaissances botanique et obstétrique des « sorcières », les scènes artistiques visionnaires des « psychiatrisées ». Ces formes de savoirs voisinant ici, par la grâce alphabétique, avec les découvertes scientifiques les plus pointues en physique ou en mathématiques, et avec les figures les plus emblématiques comme celle de Marie Curie*.

Créer, c’est aussi hériter, ce qui requiert un accueil et une humilité qui sont à l’opposé de quelque création ex nihilo. Ainsi sont exemplaires les Nouvelles Lettres Portugaises publiées en 1973 par Maria Isabel Barreno*, Maria Teresa Horta*, Maria Velho da Costa*, livre qui fut aussitôt objet de censure et de procès. Armées de la seule littérature, à savoir le célèbre roman par lettres de 1669 qu’elles investissent par une écriture réflexive critique – Lettres Portugaises, composé de textes apocryphes, raconte la passion d’une religieuse séduite et abandonnée –, les « trois Maria » s’attaquent à l’impossible : sous le régime dictatorial de Salazar où règnent la censure, une religion obscurantiste et un moralisme répressif, elles dénoncent la condition faite aux femmes ; l’éducation au rabais, la marchandisation sexuelle, le mariage, la maternité, l’exploitation salariale. Les écrivains font ainsi de l’écriture le lieu où exposer leur contentieux avec les discours patriarcaux qui parlent pour les femmes et les façonnent à merci. Elles s’adressent aussi aux femmes qui jusque-là se sont soumises à l’image d’elles qui leur était donnée.

La force de leur démarche tient à ce qu’elles tablent sur le principe pluriel d’une généalogie féminine, évitant de la sorte que les questionnements soient réduits à une revendication marginale ponctuelle, et comme telle résorbable. Prendre langue avec le personnage de Mariana Alcoforado comme emblème de la loi faite aux femmes et de leur clôture, c’est au contraire enclencher un travail d’(auto)analyse dont l’ampleur transgénérationnelle est capable d’articuler la conscience politique et la conscience de soi. Et mesurer ainsi les « cristallisations culturelles » qui « nous paralysent tous, femmes et hommes ».

Autre héritage remarquable : celui que reçoit aujourd’hui de l’Inde l’écoféminisme dont les pratiques empruntent au mouvement Chipko « embrassons les arbres »*, mouvement porté par des villageoises qui s’était créé dans la région himalayenne du Garhwal, où règne la grande mythologie hindoue, pour protester contre la déforestation massive engagée par l’État à partir de 1962. C’est un homme, Chandi Prashad Bhatt qui, le premier, sous l’influence de Gandhi, fédéra les villageois en coopératives, mais c’est une femme, Gaura Devi, qui se trouva à la tête du premier combat victorieux des femmes de son village. Aujourd’hui, quelqu’un comme Vandana Shiva*, philosophe, ayant fait des études en physique nucléaire, et écoféministe, reprend ce combat en l’étendant à d’autres régions et au-delà de l’Inde. Elle réclame une « Démocratie de la terre » pour un rapport équitable entre science et nature, elle a créé la Research Foundation for Science, Technology and Natural Ressources Policies contre la biopiraterie des multinationales agrochimiques et pharmaceutiques, et rappelle, dans le droit fil du mouvement Chipko, qu’« il est immoral de priver les communautés locales de leur conscience planétaire ».

Des formes de création aussi diverses que puissantes, à l’image de ces deux exemples, le Dictionnaire en présente quantités. Elles traversent et innervent l’histoire de l’humanité, lèguent le passé à l’avenir (Hannah Arendt*), s’efforcent d’inventer « un alphabet pour passer les frontières », ainsi que l’écrit Assia Djebar* dont le nom d’écriture qu’elle s’est choisi, symbolique, signifie « consolation » et « intransigeance ». Ces formes de créativité montrent que prendre en compte les réalisations et le potentiel si souvent méprisés des créatrices, c’est ouvrir à la conscience politique et éthique mais aussi à une conscience planétaire ; bref, c’est se vouer à une dimension qui ne sera humaine qu’à déborder l’humain, c’est-à-dire à être dans un rapport équitable non seulement avec ses semblables, femmes et hommes, dans la Cité, mais aussi avec les animaux, les plantes, la nature. À être, inconditionnellement, du côté du vivant. De ce qui naît, pousse, grandit – et meurt.

Il y va d’un autre héritage encore dans les trois volumes ici réunis qui organisent, d’entrée en entrée, une véritable chaîne d’apprentissages. Dans ce vaste réseau, chacun est à l’école de l’autre. Car nous avons voulu, pour chaque pays, que ce soient, autant que possible, des chefs de secteur, des rédactrices et des rédacteurs de ce pays qui proposent et rédigent les notices. Que leur style, sans chercher l’effet, garde sa singularité de voix. Que la scientificité n’oblitère pas un certain corps de l’écrit. Ainsi des littératures et des arts au Japon, dans les pays d’Amérique latine, au Québec ou dans les pays scandinaves, pour ne citer que ceux-là.

Procéder de la sorte, c’était opter pour le décentrement, pour une dynamique centrifuge faisant de chaque entrée un regard nouveau, une hospitalité différente, un appel à l’étranger. Ce ne fut certes pas le plus simple à organiser, du fait notamment des questions de traduction et de transcription que cela comportait, mais c’est peut-être un des aspects les plus attachants que ces accents et tonalités du monde entier dont le Dictionnaire universel des Créatrices est l’héritier. Même si nous avons dû nous soumettre, malgré tout, aux impératifs des normes éditoriales, on les entend.

Tout comme on entend, selon les domaines de spécialité, le langage médical, celui des mathématiques, celui de la juridiction ; on entend les analyses des romans et de la langue de poésie qui ont le pouvoir de tout dire, jusqu’à l’impensé ; les inscriptions inventives du corps dans la haute couture, l’architecture, le design, la danse. On voit surgir les constellations historiques facteurs de mouvements de pensée et d’action, apparaître les portraits impressionnants de psychanalystes, de musiciennes, de philosophes, souvent inattendus, comme la figure de Diotime de Mantinée*, philosophe enceinte de discours qui travaillent en secret le dispositif masculin de l’énonciation ; ou comme Marie Theres Fögen*, avocate, professeur de droit romain, qui introduit dans l’exploration des textes anciens (viol et suicide de Lucrèce ; meurtre de Verginia) une conscience poétologique capable de faire émerger « le chant de la loi » (Das Lied vom Gesetz), titre de son livre paru en 2007.

Il y a quelque chose de mouvant et d’émouvant dans ces micro-récits de vie ou ces trajectoires destinales, parfois plus tragiques qu’une scène de fiction, dont le mixage alphabétique fait jouer les variations. L’information est rigoureuse ; de plus, c’est une information sensible. Elle prend corps et langue sous nos yeux. Chaque auteur signataire d’un article s’accroît de sa responsabilité. Chaque auteur signe à la proue de soi-même.

À regarder, aujourd’hui, l’assemblage considérable de tant de merveilles et de tant de peines, on se dit : une telle fragilité, et cependant de telles forces de création. Créer, c’est résister.

On se dit : il est si tard. Il aura donc fallu attendre si longtemps – l’audace généreuse de Béatrice Didier*, la largeur de vue et la largesse des moyens qu’Antoinette Fouque* sait mettre au service des grandes causes – pour donner, avec leur réunion, existence plénière aux œuvres des femmes. Et aussitôt on pense : nous sommes si jeunes à présent, avec les énergies réunies dans ces trois volumes. Ils font signe vers toutes celles qui manquent, et vers celles qui sont à venir. C’est un commencement qu’ouvre cette archive.

Au seuil de ce Dictionnaire qu’on lira peut-être comme le roman jamais fini des passions créatrices, je voudrais convoquer un portrait de créatrice en Energeia. C’est celui de Leonor Fini* qui s’est peinte en couturière activant sa machine à coudre et à en découdre, créatrice et parque. Le flot de couleur vive qui ne tient qu’à un fil forme une étoffe dont on fait les rêves et rejoint l’échevèlement brillant de la géniale couturière qui semble s’envoler. L’ouvrage féminin transmute en œuvre d’art ; l’ouvrière en merveille ; la peinture en énergie de création. Que ce Dictionnaire soir un creuset des énergies. Qu’elles soient communicatives.

On ne saurait clore cette préface du Dictionnaire universel des Créatrices sans un aveu de faiblesse : au terme d’un projet audacieux et d’un immense chantier pendant des années, qui pourrait être sûr de la justesse des choix ? N’y a-t-il pas des entrées que l’on cherche en vain ? Et d’autres qui ne méritent guère de s’y trouver ? Y a-t-il des compromis moins défendables que d’autres ? Émettre ces interrogations n’est que justice – au moment où le temps de la réception commence qui, sur le long terme, en jugera, peut-être, avec plus de sagesse.