Geste

par Antoinette FOUQUE

Pour,

Ezekiel,

Vincente-Pensante ma fille,

Vincenza ma mère,

Antonia ma grand-mère,

passionnément,

Marie-Louise ma marraine,

Lili et Maria mes aînées.

Bienvenues.

Bienvenues aux éditions des femmes*, où éclôt aujourd’hui, après bien des années de gestation, ce Dictionnaire universel des créatrices, manifeste d’existence du peuple immémorial et innombrable des femmes.

Bienvenues dans ce lieu, enfant du Mouvement de Libération des Femmes*, lieu d’engendrement et de création incessante, terre d’asile et d’hospitalité où se maintiennent l’esprit et la pratique de la plus longue des révolutions. Chargé d’histoire, promesse du futur, il avance dans le temps présent.

Bienvenues à toutes et à tous dans l’ici et maintenant de la libération permanente.

Donner lieu au non lieu

Ce lieu n’est pas neutre. Il est né voilà quarante ans, après plus de cinq années de mouvement et de questionnement politique et psychanalytique avec le MLF ; il reprend et approfondit la recherche intellectuelle qui était la mienne dans les années 60, éclairées par les grands maîtres à penser, Roland Barthes, Jacques Lacan, Jacques Derrida, Claude Lévi-Strauss. Leur modernité était alors inédite dans la culture française, mais elle épousait l’évidence lacanienne : « La femme n’existe pas. » Dans le Panorama des idées contemporaines de Gaëtan Picon (1957), quatre femmes seulement figurent parmi les 212 penseurs révolutionnaires qui incarnent la « mutation sans précédent » du monde de l’après-guerre. Heureusement, je m’instruisais auprès de Jean-Joseph Goux.

Ma rencontre avec Monique Wittig* en janvier 1968 avait précisé notre révolte commune contre cette exclusion et contre la prééminence du manpower, qui depuis l’Humanisme porte seul l’humaine condition. La révolution de Mai 1968 nous a permis, en lançant le MLF, d’ajouter à la pratique théorique une pratique politique, que j’ai poursuivie avec la création du groupe Psychanalyse et Politique*, lieu de recherche et de transmission, sorte d’université populaire, où élaborer une pensée partant de l’existence des femmes et de leur libido.

Au premier meeting public du mouvement à l’université nouvelle de Vincennes, en avril 1970, j’ai dit, en référence à Freud, que nous, des femmes, allions réussir là où l’hystérique échoue. À condition de dire oui à la liberté et non à la voix de son maître – ou de Dieu. Les cours de philosophie, cinéma et psychanalyse, que j’ai donnés par la suite entre 1971 et 1973 dans cette université, m’ont confirmée dans l’idée que la pratique théorique, à côté de l’action militante, exigeait d’être renforcée.

Il était urgent qu’après avoir pris la parole, les femmes prennent le stylo. Si l’on considère que les peuples sans écriture n’ont pas d’histoire, il fallait passer à l’écriture pour entrer dans l’histoire. Donner lieu au non lieu, lever le refoulement sur la création des femmes. Lutter contre l’effacement permanent, accomplir une révolution du symbolique. Renforcer et outiller le combat politique depuis ce lieu stratégique : les éditions des femmes, que j’ai créées en 1973. Un geste de lutte et d’accélération de la prise de conscience, de révolution de l’intime et de libération collective.

À travers cette maison d’édition, puis les librairies, et plus tard la première galerie d’art consacrée aux femmes, j’ai voulu offrir à celles qui étaient enfermées dans la clôture domestique, l’hospitalité d’un lieu ouvert sur le monde ; un espace à elles, à nous, à soi, où les femmes ne seraient pas exclues-internées comme dans la maison du père mais existeraient à partir d’un sol qui leur appartiendrait.

Un lieu germinatif

Dans ce lieu se sont inscrites, sans exclusive, toutes les luttes de ces dernières décennies : pour la maîtrise de la fécondité, contre la misogynie, la domination masculine, les violences faites aux femmes… Nous avons essayé pour chacune d’en tirer une trace qui ne s’efface pas : livres de témoignage, de libération, de mobilisation, de transmission.

Bien des contemporaines, créatrices héroïques qui peuplent ce Dictionnaire, nous les avons rencontrées, soutenues, aidées à écrire – traduites quand elles écrivaient – publiées, fait connaître, sauvées même parfois. D’Eva Forest qui risquait la peine de mort dans l’Espagne franquiste de 1974, au collectif de l’Almanach « Femmes et Russie »* autour de Tatiana Mamonova dans l’URSS de 1980, de Nawal el-Saadawi* en Égypte en 1981, Duong Thu Huong* au Vietnam en 1991, Aung San Suu Kyi* en Birmanie dès 1991, à Taslima Nasreen* au Bangladesh en 1993. Ou encore Kate Millett* que nous avons accompagnée à Téhéran, en 1979, lors de la première révolte des Iraniennes contre la dictature religieuse et Leyla Zana* que nous avons soutenue en 1994, lors des procès qui lui ont été infligés en Turquie. Les publier, c’était les aider à ne pas se constituer en victimes mais en héroïnes.

De tous les continents sont venues des femmes de pensée et d’action : dès 1975, Anaïs Nin*, la savante, l’érudite, septuagénaire à la beauté diaphane et juvénile, très concernée par Psychanalyse et Politique, convaincue de la nécessité pour nous toutes de chanter l’épopée des femmes, en écho à l’œuvre de Judy Chicago*, The Dinner Party1. Nous avons publié Aïcha Lemsine d’Algérie, Yūko Tsushima* du Japon, Nélida Piñon* du Brésil…

Quelques grandes refusées par les éditeurs ou grandes oubliées du passé y ont trouvé leur voix : en particulier Virginia Woolf*, non pas l’écrivain subjectif et individualiste de Une chambre à soi, mais la femme avide de liberté et d’indépendance collective que révèle Trois guinées. Ce texte politique a pu être publié grâce à l’entêtement de sa traductrice, Viviane Forrester* dont l’ouvrage, L’Horreur économique, écrit après le suicide de son fils frappé par le chômage, a scandalisé certains doctes économistes par son analyse et ses prévisions apocalyptiques, d’une actualité implacable. Nous avons publié aussi Sylvia Plath* « habitée par un cri », Hilda Doolittle* ou Charlotte Perkins Gilman*, qui voulaient quelque chose qui ne pouvait être entendu ; Jeanette Winterson*, et son combat pour la reconnaissance de l’homosexualité, que nous avons soutenu ; Angela Davis*, dont nous avons édité et réédité Femmes, race et classe ; Catharine MacKinnon*, jugée trop radicale en France pour son analyse politique de la domination sexuelle masculine ; et bien d’autres.

Des écrivains – Clarice Lispector*, Chantal Chawaf*, Hélène Cixous*, Maria Zambrano* – y ont trouvé un lieu où déconstruire l’écriture androcentrée, matricide, et mettre au jour une écriture sexuée, matricielle.

C’est un lieu germinatif pour restaurer une dignité humaine plénière où chaque créatrice est engagée dans un combat bien plus grand qu’elle : éteindre le feu qui anéantit ses sœurs. Nous avons la chance avec elles de nous tenir au cœur du Continent le plus récemment apparu dans l’Histoire afin que les femmes aient leurs propres Lumières et en éclairent le monde.

Des femmes a, en quarante ans d’existence, constitué l’embryon du Dictionnaire qui vient au monde aujourd’hui.

Une intelligence encyclopédique

Sa genèse est complexe et sa naissance loin d’être hasardeuse.

Longtemps, il n’y eut chez moi que deux livres, le Petit Larousse illustré et l’Encyclopédie Quillet, offerts à ma sœur et mon frère, collégiens, par ma mère dont le seul malheur, disait-elle, était de n’avoir pu aller à l’école. Pour elle, l’instruction publique était la grande aventure humaine, comme pour Virginia Woolf qui voyait dans l’accès des femmes à l’éducation l’acte politique par excellence et la meilleure arme contre la guerre. « Les crayons et les livres sont les armes qui mettent en échec le terrorisme. Il n’y a pas de plus grande arme que la connaissance… », vient de déclarer, en écho, Malala Yousafzai*, la jeune Pakistanaise victime à quinze ans d’une tentative d’assassinat sur le chemin de l’école et qui a, depuis la tribune de l’ONU, lancé un appel vibrant à l’éducation pour tous.

Dans l’Encyclopédie Quillet, j’ai tout découvert. La représentation du ventre d’un bateau, le même que celui sur lequel naviguait mon père, s’est combinée dans mon esprit à celle du ventre d’une femme enceinte, dessinée en secret par Léonard de Vinci, puis à celle de l’utérus auquel Diderot gynéconome2 a consacré un article et une planche entière dans son Encyclopédie. Feuilletage d’un souvenir de ma petite enfance, à peine conscient, qui a formé l’archétype de mon désir d’apprendre et de comprendre, de mon exploration de la différence des sexes. L’encyclopédie comme transgression et objet de désir inconscient.

Le hasard du travail sur les archives a fait apparaître que, longtemps avant la naissance du Dictionnaire, c’est bien le MLF qui en a programmé l’initiative. Dans la dernière livraison de son premier journal, Le torchon brûle, paru de 1971 à 1973, j’annonçais, par un croquis naïf, la création des éditions des femmes pour préparer une encyclopédie des femmes.

Mon impatience a dû se soumettre à la lenteur de l’histoire et en chemin abandonner en partie le projet encyclopédique. Roland Barthes, qui fut mon directeur de thèse, l’avait énoncé et je le savais : « L’acte encyclopédique n’est plus possible, mais le geste encyclopédique a pour moi sa valeur de fiction, sa jouissance : son scandale3. » À l’instar de Diderot qui a appelé « Encyclopédie » dans son Dictionnaire les nouvelles connaissances acquises au cours de son siècle, je n’ai pas cédé sur le désir de rassembler et de partager notre propre part de Lumières, cette Renaissance culturelle, infime sans doute, notre part de colibri4, l’apport du MLF.

Lorsque Béatrice Didier* – dont la revue Corps écrit m’avait passionnée pendant des années – m’a proposé, en juillet 2005, son projet de « Dictionnaire de la création féminine », refusé de son propre aveu par les autres éditeurs, il a rencontré de la manière la plus féconde mon désir originel. C’est tout naturellement que je l’ai accueilli dans cette maison des refusés et des indépendants – c’est-à-dire des créateurs (qu’on se rappelle le Salon des refusés) – tout en l’ouvrant à tous les domaines où les femmes contemporaines s’activent. Aux trésors de pratique littéraire et à l’expérience unique dans l’université de Béatrice Didier s’est conjuguée la finesse de la modernité de Mireille Calle-Gruber* qui nous a rejointes. Si nous n’avions pas le même projet académique, universitaire ou militant, nous nous sommes entendues sur ce qu’il y avait de commun : accueillir la création des femmes dans tous ses états. Ce Dictionnaire, outil de connaissance, est fait pour toutes et tous.

Un manifeste d’existence

S’il est associé à ce qui vient, le passé ne meurt pas. Il est le trésor du futur.

Acte fondateur, ce Dictionnaire ouvre un temps de mémoire. Il témoigne, par les faits et les actes, de l’intelligence pré-alphabétique de ces millions de femmes tenues à l’écart de la lecture et de l’écriture, héritières de millénaires de cultures orales et génitales. Il atteste que tant de femmes ont existé privées de représentation historique ; il lève la censure en restituant les noms de cette foule d’anonymes (ou redevenues anonymes par le refoulement constant) qui ont traversé l’histoire de l’homo sapiens. Ces noms si labiles qui se gravent à peine dans ces sanctuaires de noms propres que sont les dictionnaires.

Manifestation, mouvement pour effacer l’oubli, renouer les liens, ce Dictionnaire est un conservatoire, une archive des femmes très connues ou peu ou pas connues ; un manifeste d’existence qui fait renaître, en quelque sorte, l’autre moitié du ciel, l’autre moitié de la terre, qui n’est pas l’armée d’argile de Xi’an mais une armée pacifique de vivantes.

Bien sûr, il est imparfait : certaines des héroïnes des droits des femmes ont pu être oubliées – Bella Abzoug, par exemple, qui a porté les conférences des Nations unies de 1975 à 1995 avec une énergie indomptable. C’est un work in progress, un chantier ouvert et infini, un lieu de gestation permanente, générique et génésique, où les femmes peuvent transmettre quelque trace de leur création constante du monde, et de tout ce qu’on peut en attendre. Lever, comme il le fait, un petit coin du voile, donne à penser, malgré le tissu troué, qu’il y a sûrement une logique du vivant dans cette insistance et persistance des femmes à exister.

Ce Dictionnaire générera des créations multiples et inattendues. Il ouvrira une voie et d’autres viendront, plus aboutis, qui puiseront dans notre travail – c’est le rôle et le destin des avant-gardes.

Il est un moment du Mouvement de Libération des Femmes.

Bienvenues à toutes celles venues avant nous qui ont œuvré assez pour que leurs noms ne soient pas effacés et que d’autres viennent ; vous, Dames du temps jadis qui à tout moment êtes en danger d’effacement.

Bienvenues aux arrivantes du temps présent : où que vous soyez sur la terre, quoi que vous viviez, vous êtes reliées à cette chair vivante, pensante.

Bienvenues à celles qui, omises aujourd’hui, seront présentes dans la prochaine édition.

Bienvenues aux générations qui viennent, mises au monde chaque jour.

Bienvenues dans le temps des femmes, matriciel et fertile, sans cesse en évolution.

Pro-création, compétence géni(t)ale des femmes

J’ai depuis très longtemps la passion de cette épopée des survivantes, des migrantes, qui, malgré la guerre immémoriale qui leur est faite, malgré l’esclavage domestique et sexuel non abolis, continuent de mettre le monde au monde.

Elles ont existé, et cet « exister » à partir d’une condition servile est une auto-création qui s’inscrit dans un grand récit.

Appelons « geste » ce grand récit qui part de l’Âge d’or des grandes déesses, au culte attesté par leurs représentations, et par le remarquable travail de Marija Gimbutas*5 sur la présence des femmes dans la préhistoire. Advient la grande défaite du sexe féminin et la prise de pouvoir symbolique par le sexe dit « premier » : Engels donne l’émergence de la propriété privée comme origine de l’oppression6, Freud la situe à l’ère glaciaire, lorsque les femmes sont contraintes à renoncer au plaisir d’enfanter7. La procréation étant forclose de l’ordre pseudo-symbolique, andro-phallocentré, l’hystérie naît.

En conséquence de l’envie d’utérus, les mythes, les dieux, la métaphysique s’approprient la procréation et mettent en place un système où la fécondité bascule de l’utérus au cerveau. Zeus avale Métis et accouche par la tête d’Athéna, la guerrière tout armée qui, après avoir renvoyé les Érinyes sous terre, fonde la démocratie athénienne sans les femmes. Jupiter genitor genitrixque. Le Dieu des monothéismes maudit la procréation pour pouvoir l’exploiter : Ève naît de la côte d’Adam et, coupable de péché capital, est condamnée à enfanter dans la douleur, sous le contrôle du maître, interdite de création et de connaissance.

Viendra le temps de la libération.

J’ai voulu, avec ce Dictionnaire, refonder cette affirmation que les femmes sont créatrices en ce qu’elles procréent, et lever le refoulement que fait peser la création sur la procréation. Il faut retrouver le sens premier de création – creare en latin signifie à la fois créer et procréer sans opposition des deux termes –, son sens rustique et j’ajouterai populaire.

Création et procréation sont toutes deux des transgressions de l’interdit qui pèse sur le matriciel et sa connaissance, mais la poésie et la grossesse comme expériences y ramènent sans cesse. « L’étude du beau est un duel où l’artiste crie de frayeur avant d’être vaincu8 », comme dans la délivrance de l’enfantement. Elles sont issues d’une pulsion commune. Le génie artistique et la création génésique brûlent de chanter la vie d’avant la vie, la mémoire et l’avenir.

La création dérive de la procréation : elle est la traduction, dans tous les champs de l’activité humaine, du même désir de faire œuvre, donner de l’énergie au monde, s’affirmer, laisser une trace visible et utile à ceux qui viendront. Il y a longtemps déjà, j’avais programmé une collection « Une femme à l’œuvre » qui renvoyait à une femme en travail. Louise Bourgeois*, cette artiste du XXIe siècle, a sans doute mieux que personne exprimé dans sa création que toute œuvre d’art est gestation et mise au monde unique, irréversible.

La création des femmes est ce qu’il y a de plus universel, car elles sont en constante production de vivant, au sens culturel comme au sens de l’évolution de l’humanité.

Le premier environnement de l’être humain est le corps d’une femme. Femme, passe-frontière, en gestation, migration permanentes de l’humanité qu’elle accueille par l’hospitalité charnelle, dans une sorte de diaspora immense qui se lit au travers des découvertes sur l’ADN mitochondrial. Naissance après naissance, anthropocultrice, elle affine le génie de l’espèce et transmet l’engramme, l’imprégnation, l’empreinte humaine, à la fois trace dans le cerveau gravée avant la naissance, et archi-écriture d’avant le geste, d’avant la parole, d’avant la lettre. Née enfante, elle enfantera. L’humanité, c’est une femme qui fait naître une fille, qui fait naître une fille. Co-naissance. Souvenir de l’origine pour la fille, inscrite en elle, qu’elle transmettra en engendrant à son tour. J’ai appelé homosexuation cette homosexualité native, primaire, princeps, au premier corps d’amour, ce lien de transmission forclos d’une civilisation absolument patriarcale. Don de vie reçu et rendu, art, science du vivant, dans tous ses états, sous toutes ses formes. Libido creandi, ce mouvement incessant, énergie qui ne veut pas céder, désir qui est l’élan infini du vivant.

Depuis la création du MLF, j’ai travaillé à creuser un sillon de pensée qui restitue cette compétence spécifique comme une compétence de civilisation, savoir singulier et en même temps universel, objet de la féminologie*. La gestation, don absolu, est le paradigme de l’éthique : responsabilité, capacité d’autre, abondance, amplitude de la chair qui pense, qui crée.

Il faut rematérialiser le monde, enraciner toute création dans le processus génital, génial, de la gestation ; reconnaître à l’utérus sa force symbolique, ce qui représente sûrement le plus moderne des gestes, puisqu’il autorise à penser le futur. La conjonction création-procréation produira des effets de développement, de libération, de révolution, inouïs, inédits.

La geste des femmes

Partout dans le monde, les femmes sont le cœur battant d’une humanité qui se produit à chaque instant : trois fois travailleuses, elles assument le labeur professionnel, domestique et font les enfants. Dans le poème « Travail d’une femme » que m’a offert ma fille Vincente, Maya Angelou* recense leurs tâches infinies : « Je dois/Je dois/Je dois ». Sous la férule du maître, le travail est un trimage esclave ; librement, il est le génie de la création.

Il fallait bien imaginer ce Dictionnaire pour faire le récit de cet opéra héroïque du peuple des femmes, ouvert à l’infini et qui continuera de s’écrire pour celles à qui leur corps n’appartient pas encore. Temps et lieux, local et global, s’entrelacent, se conjuguent, s’érotisent. Chacune à la tâche, là où elle est, en permanence à l’œuvre, en train d’inventer et tournée vers le futur, accomplit sa vocation et en transmet l’appel à l’arrivante. « Toute vocation est un appel – vocatus – et tout appel veut être transmis9. » Peuple des femmes, laïcité par excellence. Chacune dans sa singularité et ensemble pluriel, nous sommes semblables, non étrangères. Nous connaissant par trois, nous nous connaîtrons toutes.

Je vois un lien entre l’économiste française Esther Duflo*, membre du Collège de France consultée à Washington par Barack Obama, qui veut éradiquer la pauvreté dans le monde et, à Marseille, la ville facile, Esther Fouchier*, qui lutte pour que le printemps arabe devienne, d’une rive à l’autre de la Méditerranée, l’été des femmes. Entre Hypatie* d’Alexandrie, brillante mathématicienne et philosophe du IVe siècle lapidée par des chrétiens fanatisés, et Fadéla M’Rabet*, écrivain, poète radiée de son poste d’enseignante dans l’Algérie des années 1960 pour avoir écrit Les Algériennes. Entre Rosalind Franklin*, la dark lady dont le travail est à l’origine de la découverte de l’ADN10, et Vandana Shiva*, physicienne, épistémologue et écologiste de terrain qui a créé une université des grand-mères pour sauvegarder la diversité : « Nous avons besoin du savoir de nos grand-mères qui connaissaient chaque plante et toutes ses propriétés, ses caractéristiques11. » Avec elles nous sommes dans l’affirmation de la différence, le savoir sexué.

La mutation anthropologique est en marche avec les chimères de Nicole Le Douarin* et l’histoire des femmes de Michelle Perrot*, géniales génitales bricoleuses dans la stricte logique du vivant. Créatrices infatigables, rassemblant et cousant des fragments de poésie humaine, telle Sonia Rykiel*, tricoteuse de la démode, bayadère, rhapsode, ou Isabelle Huppert* qui, de la faiseuse d’anges à Jeanne d’Arc*, a été toutes les femmes au cinéma, comme une réponse suspendue à l’impossible question : « Qu’est-ce qu’une femme ? » Tout en tropismes, elle acte comme Nathalie Sarraute* écrit.

L’extraordinaire de cette libération, c’est que la lutte pour le droit nécessaire à l’égalité n’a pas fait renoncer des femmes (pas toutes) à l’expérience poétique de la gestation, à la geste du corps et de l’inconscient. La beauté de cette révolution, c’est que le sujet s’affirme par son sexe, dans son originalité, en deçà et au-delà de l’universel abstrait, s’enracinant dans son origine en mouvement. Femmes émergentes, puissantes, debout, qui ne cèdent pas sur le désir. Ainsi sommes-nous passées, nous, femmes, de la condition féminine à la condition historique.

Aujourd’hui, nous sommes devenues poètes et nous écrivons nous-mêmes notre condition. Ici, nous chantons la gestation et les femmes fécondes, le mouvement par excellence qui déplace les lignes, qui pleure, qui rit, qui chante et qui s’anime, le désir de création permanent au corps de toute femme – ouvrage de dame ou œuvre de génie, dans la tapisserie au petit point comme dans la grossesse. Accomplissement – inachèvement, sans fin.

Mi-épopée, mi-histoire, puisse ce Dictionnaire universel, cette geste à la gloire des femmes, participer à l’éducation de la postérité.

Solidaires

Je ne reviendrai pas sur la guerre incessante contre les femmes, violence réelle, imaginaire et symbolique ; physique, sociale, économique, intellectuelle et politique, elle est aussi inconsciente, pré-consciente, consciente. Nous n’oublions pas, nous n’oublierons jamais le massacre qui continue.

Les 300 000 petites Indiennes disparues du fait des fœticides. Les 1 100 Congolaises violées et mutilées chaque jour, dans la région de Kivu. Les 4 000 Mexicaines enlevées et assassinées en vingt ans en toute impunité à Ciudad Juarez. La « chasse aux sorcières » qui, dans cette guerre médiévale, reprend en Papouasie… Féminicide que nous voudrions voir au cœur de la prochaine conférence de l’Onu sur les femmes, sans cesse reculée.

En feuilletant ce Dictionnaire, on peut entendre les échos de ces voix martyrisées. « Parle-moi », écrit Jacqueline Merville* dans un poème à la mémoire de la jeune Indienne suppliciée à mort par un gang d’hommes à Delhi en 2012. C(h)œur meurtri et fécond des femmes, qui énonce leur condition géopolitique misérable, à la fois intemporelle et contemporaine.

C’est peu de dire que les femmes résistent, il s’agit d’autre chose : d’une force souterraine et sur-terrestre, qui ne s’est jamais laissé domestiquer et qui a construit une part d’histoire à l’insu de son maître.

Les guerrières qui prennent la non-violence comme arme démasquent le réel de la barbarie contre les femmes et prennent le risque d’un acte héroïque. Il y a vingt ans, Taslima Nasreen était chassée du Bangladesh, condamnée à mort par une fatwa pour avoir dénoncé dans ses livres la condition des femmes de son pays (« Les femmes sont ma maison », déclarait-elle lors d’un colloque du MLF). Hier encore, Sushmita Banerjee, écrivain indienne, de retour en Afghanistan, était enlevée et assassinée pour la même raison.

La poitrine nue des héros, ici, n’a rien d’impudique : aujourd’hui les Femen* exposent leur dignité bafouée, comme inversement Aung San Suu Kyi, privée de liberté, de nourriture et de piano dans sa propre maison, avait l’élégance de recevoir les personnes venues la voir du bout du monde, comme nous en 1995, une fleur dans les cheveux. Une fleur pour dire : « J’existe et désormais vous ne pouvez plus me faire disparaître. »

Libération

Reconnaître l’apport immense des femmes à l’humanité leur permettra de faire d’un triple fléau (esclavage sexuel, sous-développement, non-accession au pouvoir politique) une triple dynamique, ce que j’appelle les « 3 D » : Démographie (santé génésique et droit à la procréation), Développement (alphabétisation et émancipation économique) et Démocratie (parité et personnalité démocratique), tresse dont aucun brin ne peut s’épanouir sans les autres.

Plus encore que d’une Renaissance, c’est d’un modèle de civilisation qu’il s’agit. Les femmes inventent un nouveau contrat humain, un nouveau monde, qui ne se limite pas à leur assimilation au modèle universel abstrait narcissique où l’on en revient toujours à l’Un. Au-delà de l’égalité et au-delà de l’artifice des genres et de l’universel, elles proposent un modèle de diversalité où économie phallique et économie utérine se conjuguent, où 1 que multiplie 1 fait 3. Co-création, tripartite toujours. Voici le temps de la fécondité, la nouvelle alliance entre les hommes et les femmes.

Là est la création des femmes, création d’art, d’être, de civilisation.

Merci

Ce Dictionnaire est un geste de gratitude d’hommes et de femmes envers celles qui nous ont transmis et transmettent leur culture, leur énergie et leur pulsion de vie.

Se souvenir, penser, remercier. Rendre grâce permet de déchiffrer le monde : en disant « merci », on retrouve sa dignité et le courage d’exister pour demain ; la force non pas d’en finir avec la haine et l’envie, mais de les tenir en respect, de les apaiser assez pour amorcer une civilisation d’amour et de gratitude, pour substituer la pulsion de vie à la pulsion de mort, la rouge gestation à la mélancolie blanche.

Vous qui ouvrez ce Dictionnaire, entrez dans l’espérance d’une ère nouvelle.

Merci à toutes celles que j’ai rencontrées au MLF, j’aurais aimé vous nommer toutes.

Merci à celles qui m’ont appris, enseigné, transmis ; vous que je n’ai pas eu la joie de connaître, vous que j’ai rencontrées, vous que je ne croiserai jamais.

Merci aux milliers de femmes de tous les temps, de tous les lieux qui peuplent ce Dictionnaire.

Merci à celles et ceux qui y ont participé et qui, je l’espère, ailleurs, autrement, ne cesseront de l’enrichir.

Merci à celles et ceux qui ont, ces dernières décennies, travaillé à renouer les fils de l’histoire, à oublier l’oubli.

Ce Dictionnaire n’aurait pas éclos sans leur engagement, leur force vive, leurs connaissances et leur générosité.

Merci et bienvenues dans la geste des femmes.

Antoinette Fouque


1. Installation composée d’une gigantesque cène triangulaire de 39 couverts dédiée aux femmes importantes de l’histoire et de la mythologie, reposant sur un socle où figure le nom d’autres femmes.

2. Selon Élisabeth de Fontenay* qui qualifie son matérialisme d’enchanteur (« Diderot gynéconome », Digraphe no 7, 1976).

3. Roland Barthes, Comment vivre ensemble. Cours et séminaires au Collège de France, 1976-1977, Paris, Seuil-Imec, 2002.

4. Le colibri de la légende amérindienne s’active à aller chercher dans son bec quelques minuscules gouttes d’eau qu’il jette sur l’immense incendie qui ravage la forêt, tandis que les autres animaux restent passifs. « Tu es fou, colibri, tu vois bien que cela ne sert à rien », lui dit l’un d’eux. « Oui, je sais, mais je fais ma part », répond le colibri.

5. Marija Gimbutas*, Le Langage de la déesse, Paris, Des femmes-Antoinette Fouque, 2005.

6. Friedrich Engels, L’Origine de la propriété privée, de la famille et de l’État, 1884.

7. Sigmund Freud, Vue d’ensemble des névroses de transfert, Paris, Gallimard, 1986.

8. Charles Baudelaire, « Confiteor de l’artiste », dans Le Spleen de Paris.

9. Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune, Paris, Plon, 1938.

10. Brenda Maddox, Rosalind Franklin, La dark lady de l’ADN, Paris, Des femmes-Antoinette Fouque, 2012.

11. Coline Serreau*, Solutions locales pour un désordre global, Arles, Actes sud, 2010.