Penser la notion de créatrices en anthropologie invite à explorer une histoire subjective et militante de la discipline. Les femmes ont été présentes sur le terrain dès le début de sa création comme champ de réflexion au XIXe siècle, et ont effectué des recherches avec une audace de vie stupéfiante, mais beaucoup ont eu du mal à être reconnues comme anthropologues et à gagner des galons si facilement distribués aux hommes. L’histoire de ces femmes reste à faire, chercheuses, enseignantes, cinéastes mais aussi toutes celles qui aux quatre coins du monde ont été les médiatrices des premières exploratrices et sont encore, pour ceux qui viennent étudier leurs peuples, leurs villages, leurs quartiers, leurs vies de nomades ou de diasporas, les interprètes, les « translatrices » de langues, de coutumes et de manières de voir le monde, de se battre pour survivre contre la misère, l’injustice, la violence. Les femmes sur le terrain sont parfois aussi les confidentes et les guérisseuses de ceux et celles qui, venant d’Occident ou d’ailleurs, cherchent une réponse à leurs questions scientifiques, humanistes, religieuses, voire une quête sur le sens de leur propre vie et du monde. Dans le partage des repas, des peines et des rires, des travaux divers et luttes quotidiennes, des enterrements et des fêtes, chacun s’enrichit d’une nouvelle compréhension des sociétés et de l’histoire, d’une certaine humilité quant à la légitimité de la pensée scientifique occidentale qui s’est voulue universelle et unidimensionnelle, séparant nature et culture pour souvent mieux asservir l’une ou l’autre.
Les créatrices abondent dans le monde, particulièrement dans l’hémisphère sud qui, sur le plan anthropologique, semble depuis trente ans plus créatif que le berceau occidental de la discipline. Mais celle-ci n’est-elle pas née grâce en partie aux colonies du Sud ? Ce sont les conditions socio-économiques du système colonial britannique qui ont ouvert, à partir des années 1920, les portes aux femmes au sein de la recherche ethnographique. Jeunes filles issues de familles aisées, souvent des fonctionnaires coloniaux, élevées sous les Tropiques, qui ont fait leurs études en Angleterre mais sont reparties au loin pour questionner nombre de préjugés : Phyllis Kaberry*, qui a émigré en Australie avec ses parents, et ayant déplu à l’académie en mettant en valeur l’aspect sacré des femmes aborigènes, est repartie faire des recherches en Afrique, Audrey Richards*, née en Inde, qui a mené ses recherches en Zambie, ou son élève Jean Lafontaine, née au Kenya, qui a travaillé en Ouganda puis a suscité un grand débat en interrogeant dans un rapport en 1994 le bien-fondé de 84 cas rapportés en Angleterre de rites d’abus sexuels d’enfants : Speak of the Devil : Tales of Satanic Abuse in Contemporary England.
En France, la tradition des intellectuels français issus de familles bourgeoises, ou en voie d’ascension sociale par l’intermédiaire des formations des grandes écoles de l’État instituées au XIXe siècle, a souvent positionné les femmes comme apportant un soutien financier par leur dot et une assistance silencieuse au travail intellectuel de leurs maris. Rares sont les femmes françaises qui ont réussi à briser les conventions sociales qui les maintenaient à l’ombre des foyers, telle Rosine Mauss-Durkheim, dont le travail de soutien et de secrétariat auprès d’Émile Durkheim a été reconnu dans la nécrologie de Marcel Mauss (L’Année Sociologique). À l’École pratique des hautes études, Lilias Homburger* a été la seule femme détentrice d’une chaire qui lui a permis d’enseigner pendant plusieurs décennies les langues et les cultures africaines, et d’avoir une grande influence sur la première génération de femmes anthropologues professionnelles (Germaine Dieterlen*, Denise Paulme*, Germaine Tillion*). Lorsque Nicole Claude Matthieu*, jeune ingénieure d’étude à l’EHESS, a proposé une approche pionnière des études de genres, elle a été reconnue à l’étranger, mais l’institution française est passée à côté pour ne se réveiller que vingt ans plus tard en découvrant les gender studies à l’américaine. Depuis que les années 1970 ont relu de manière critique le biais mâle dans les écrits anciens, le rôle des femmes a été reconsidéré dans bien des sociétés. Aujourd’hui, de très nombreuses anthropologues contribuent à changer le visage de la discipline, à multiplier les nouveaux terrains, particulièrement les situations sensibles, à brouiller les catégories anciennes pour redonner voix à ceux et celles qu’elles étudient. Les conditions difficiles de la recherche obligent les unes et les autres à travailler avec des contrats précaires, à bouger de pays en pays, selon les offres des universités ou des ONG qui les financent. L’anthropologie souffre d’une inflation d’écrits et d’un manque de comptes-rendus par les pairs, alors c’est l’institution ou les médias qui jouent à donner les bons points d’excellence. Les lauriers ne sont pas toujours portés par les plus créatifs, et particulièrement en ce qui concerne les femmes : le siècle prochain dira lesquelles auront vraiment marqué cette époque, souvent dans l’ombre de leur terrain, de leur enseignement, des travaux de séminaires collectifs et parfois d’actions visant à changer la vie quotidienne, sociale, politique.
Parmi les anthropologues nord-américaines, beaucoup sont issues de groupes ethniques minoritaires : indiennes ou noires, elles furent pionnières par leur engagement dans le soutien des luttes des peuples marginalisés. Un groupe important de femmes « blanches » de cette première génération s’est aussi penché sur les minorités ethniques, avec un intérêt particulier pour le rôle des femmes dans ces sociétés, et notamment le rôle de l’art (la danse, les chants, la littérature orale, les ornements corporels, les vêtements, les dessins, peintures et sculptures). Peggy Reeves Sanday, après sa monographie indonésienne, s’est battue pour une anthropologie d’intérêt public (Public Interest Anthropology), suscitant sur son site de l’Université de Philadelphie des débats très animés sur le rôle et la responsabilité éthique des anthropologues dans la vie civique, un rôle que les femmes jouent autant, sinon plus que les hommes. À côté de la reconnaissance institutionnelle de certaines, notamment avec l’Association nord-américaine d’anthropologie (AAA) depuis sa création en 1902, il y a aussi eu des destins souterrains. Après que sa thèse innovante sur un village de Sicile, rédigée dans les années 1920, a été bloquée pendant plus de vingt ans, Charlotte Gower a fini par travailler pour la CIA, puis en Chine pendant la Seconde Guerre mondiale.
En fait partout en Europe et en Amérique du Nord, bien des femmes anthropologues, photographes et cinéastes ont travaillé dans l’ombre soit d’un homme, soit d’une tâche considérée comme mineure dans une grande institution, un musée, une université : « petites mains » qui, ayant la chance de faire du terrain, ont été reconnues plutôt par leur chasse aux objets de ces pays lointains que par leurs interprétations d’autres cultures, qui nous sont parvenues grâce à leurs textes et à leurs images. La mise en valeur de la notion d’agency (« pouvoir d’agir ») par Sherry Ortner* et d’autres s’est accompagnée de la prise de parole par les femmes, les peuples colonisés, et toutes les populations, anciens descendants d’esclaves, migrants, exilés et réfugiés clandestins rendus subalternes par de nouvelles situations d’oppression. De nombreuses romancières, essayistes, philosophes, historiennes, psychanalystes offrent des analyses incontournables pour l’anthropologie ; il en va de même des multiples contributions féminines dans les études subalternes, postcoloniales, cultural studies, black studies, media studies, LGBT studies…
En Amérique latine, les recherches ont été extrêmement innovantes ces dernières années, particulièrement chez les anthropologues brésiliennes, argentines, colombiennes, et aussi en anthropologie visuelle au Mexique ou au Chili, les femmes étant engagées dès le développement de l’ethnologie à la fin des années 1940, avec l’élaboration de nouvelles idéologies nationales. Certains contextes politiques, comme les années de plomb en Amérique latine ou les dictatures communistes, ont paradoxalement suscité la création chez tous ceux qui cherchaient à contourner l’omniprésence de la censure. L’anthropologie s’est développée dans les années 1970 en interrogeant de manière critique l’invisibilisation des femmes et la domination masculine théorisée par différentes vagues féministes. Elle a aussi déconstruit d’autres contextes d’oppression et de dénégation : génocides, ethnocides, et autres violences du passé colonial aux conflits d’aujourd’hui, dont le déni continue de nourrir des préjugés, notamment raciaux. Est-ce à dire que l’anthropologie serait condamnée à toujours se nourrir des situations de domination, d’oppression et de discrimination ? Il semblerait qu’après trente ans de déconstruction de nos paradigmes anciens et de critiques des catégories sociales et systèmes de pouvoir divers, bien des jeunes anthropologues se demandent si l’anthropologie comme art de mémoire de la diversité humaine peut contribuer à trouver des solutions pour vivre en société dans un monde plus équilibré, mais pour cela il faudrait déjà reconnaître la propriété intellectuelle et les droits à l’autodétermination de tous ceux que l’anthropologie prétend étudier.
Barbara GLOWCZEWSKI
■ ALÈS C. et BARRAUD C. (dir.), Sexe relatif ou sexe absolu ? De la distinction de sexe dans les sociétés, Paris, Éditions de la M.S.H., 2001 ; CARRÉ R., DUPRÉ M.C., JONCKERS D. (dir.), Femmes plurielles – Les représentations des femmes. Discours, normes et conduites, Paris, Éditions de la M.S.H., 1999 ; REEVES SANDAY P., Women at the center. Life in a Modern Matriarchy, Londres, Presses de l’université Cornell, 2002.
■ LAMPHERE L., « Foreword : Taking Stock – The Transformation of Feminist Theorizing in Anthropology », in GELLER P. L., STOCKETT M. (dir.), Feminist Anthropology. Past, present and future, University of Pennsylvania Press, 2006.