Après cinq ans de questionnement politique et psychanalytique au sein du MLF, Antoinette Fouque crée les éditions des femmes, et les premiers livres paraissent en 1974. Le projet est ambitieux : publier le refoulé des autres maisons d’édition, témoigner du combat des femmes dans le monde et le susciter, « donner lieu à l’aventure génésique », en faisant advenir une « écriture matricielle », articulée au corps, au désir, à l’inconscient des femmes. Sans précédent en Europe, cette maison portée par de nombreuses militantes – et parmi les premières, Marie-Claude Grumbach, Jacqueline Sag, Brigitte Galtier, Florence Prudhomme, Thérèse Réveillé, Raymonde Coudert, Yvette Orengo, Martine Dombrovsky, Catherine Guyot… et un peu plus tard et toujours à ce jour, Christine Villeneuve – se démarque des institutions éditoriales existantes par son indépendance et par son ouverture à de nouveaux territoires de parole, de pensée et d’écriture. La librairie des femmes, première du genre sur le continent européen, s’ouvre peu de temps après à Paris, suivie par d’autres, à Marseille puis à Lyon, et en 1981, par une galerie qui devient, en 2007, l’Espace des femmes.
La politique éditoriale de la maison se déploie dans plusieurs directions. De nombreux ouvrages, souvent accompagnés par d’importantes mobilisations militantes, sont issus de rencontres avec des collectifs de luttes ou des femmes exceptionnelles : opposantes emprisonnées par Franco, comme Eva Forest ou Lidia Falcon, féministes menacées par la répression soviétique comme Tatyana Mamonova ou par l’intégrisme religieux comme Taslima Nasreen au Bangladesh, démocrates persécutées par la junte birmane comme Aung San Suu Kyi. Réalisant une part de son « rêve d’abolition des frontières langagières », A. Fouque met en circulation la première traduction française de Trois guinées de Virginia Woolf par Viviane Forrester ou celle de Fenitchka et Rodinka de Lou Andreas-Salomé par Nicole Casanova. C’est au salon du livre de São Paulo qu’elle découvre en 1974 l’œuvre de Clarice Lispector qu’elle publiera intégralement. Elle accueille d’autres textes phares comme ceux d’Hélène Cixous (plus de 30 titres), d’Assia Djebar, de la japonaise Yuko Tsushima, ou de la philosophe espagnole María Zambrano. Elle révèle des auteures comme Chantal Chawaf, publie des lettres inédites de Colette et de Sido, sa mère, réédite des textes rares de Madame de Lafayette ou de George Sand. Dès 1975, des collections se multiplient : « Les femmes ont leurs raisons », « Des femmes aiment des femmes », « Femmes de tous les pays », « Du côté des petites filles » après le succès de l’essai éponyme. En 1976, c’est la collection de livres de poche « pour chacune ». Historiennes, poètes, ou artistes trouvent leur place ; des philosophes voisinent avec, dans la collection « La Psychanalyste », des « exploratrices de l’inconscient » comme Karen Horney, Margarete Mitscherlich, Hanna Segal, Joan Rivière, Margaret Little ou Janine Chasseguet-Smirgel.
En 1980, impulsée par le désir de faire venir à la lecture et aux livres celles qui en ont été exclues, la « Bibliothèque des voix » bouleverse profondément l’expression éditoriale : des auteurs lisent leurs propres écrits ; des comédiennes et des comédiens prêtent leur voix aux auteurs disparus. Cette collection prestigieuse s’enrichit en 2007 de la « Bibliothèque des regards »… Occupant une place singulière et motrice, les éditions des femmes ont fait œuvre pionnière. Questionnant le rapport spécifique des femmes à l’écriture, elles s’inscrivent dans un mouvement de civilisation et de pensée, dans « une poéthique ».
Nadia SETTI