Les Guerrilla Girls apparaissent sur la scène de l’art contemporain en 1985. Scandalisé par la faible présence des artistes féminines (moins de 8 %) à l’exposition organisée par le Museum of Modern Art de New York, An International Survey of Painting and Sculpture, ce groupe de plasticiennes féministes se forme pour dénoncer le sexisme et le racisme dans les institutions artistiques. Leur mot d’ordre : « Réinventer le mot F (comme) féminisme. » S’autoproclamant la « conscience du monde de l’art », elles dénoncent ainsi, avec humour et ironie, les obstacles rencontrés par les femmes artistes et leur infime représentation dans les collections des musées. Une de leurs actions la plus connue est sans doute la réalisation, en 1989, d’une affiche reproduisant La Grande Odalisque d’Ingres, dont la tête a été remplacée par celle d’un gorille rugissant, posant cette question : « Faut-il que les femmes soient nues pour entrer au Metropolitan Museum ? Moins de 3 % des artistes de la section d’art moderne sont des femmes, mais 83 % des nus sont féminins. » Faute de pouvoir le diffuser dans des espaces publicitaires, les Guerrilla Girls le placardent sur les bus et les murs de New York.
Derrière ce groupe de militantes se cachent des créatrices anonymes, toutes disciplines confondues. Portant des masques de gorille lorsqu’elles se produisent en public, elles interviennent en empruntant le nom d’artistes décédées et reconnues par les historiens de l’art : Kathe Kollwitz*, Frida Kahlo*, Claude Cahun*, Diane Arbus*. Elles sont parmi nous, en tout lieu, et se présentent comme les justicières masquées du monde de l’art, à l’instar d’un Batman, d’un Robin des bois ou d’une Wonder Woman. Le mystère qui entoure leur identité, leur pseudonyme attire l’attention : personne ne sait d’où elles viennent, combien elles sont ni où elles vont frapper la prochaine fois.
Leur démarche s’inscrit dans une histoire de l’art féministe, à la suite des travaux de Nancy Spero*, Valie Export*, Martha Rosler*, Yōko Ono*, et de la réflexion théorique de Linda Nochlin*, qui, dès 1971, pose la question : « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? » Mais les Guerrilla Girls préfèrent se demander : « Pourquoi n’y a-t-il pas eu plus de femmes qui soient considérées comme de grandes artistes à travers l’histoire de l’art occidental ? » (1998). En effet, comme le remarque Géraldine Gourbe, leur stratégie est moins de s’interroger sur les conditions de production et de visibilité d’une œuvre d’art que de revendiquer une visibilité paritaire, n’hésitant pas à jouer sur le sentiment de culpabilité (2009). En 1986, elles font parvenir à de nombreux collectionneurs américains un courrier disant : « Très cher collectionneur, Notre attention vient d’être attirée par le fait que votre collection, comme la plupart, ne comporte pas suffisamment d’art produit par des femmes. Nous savons que vous vous sentez fort mal à ce sujet et que vous allez rectifier immédiatement ce manque. Avec tout notre amour. Guerrilla Girls. »
Parmi leurs divers modes d’expression (tracts, meetings, performances, vidéos, livres), celui qu’elles privilégient, peut-être sous l’inspiration de Barbara Kruger*, est l’affiche en grand format, collée sur des placards publicitaires.
Sensibles aux liens entre genre, race et classe, elles élargissent leur champ d’action à la défense des minorités peu visibles dans les institutions artistiques, telles que les artistes homosexuels et artistes de couleur, ou encore aux luttes pour la légalisation de l’avortement, les droits des femmes, contre la guerre du Golfe. Néanmoins, quelle que soit leur cible, l’humour grinçant et la dérision, l’ironie et le détournement d’images sont toujours présents. Leur façon de jouer sur l’ambiguïté de la représentation de femmes guerrières à la fois sexy, glamour et enragées est pourtant contestée par certaines féministes, qui y voient une manière de perpétuer une image stéréotypée de la femme (Cottingham, 2000). Ce n’est qu’en 2005 qu’elles font leur entrée dans les institutions qu’elles critiquent, invitées à participer à la Biennale de Venise dirigée, pour la première fois, par deux femmes : Rosa Martínez et María de Corral. Les Guerrilla Girls y exposent six affiches, dont deux d’entre elles dénoncent ouvertement le sexisme de la manifestation. Elles viennent de se voir attribuer le Courage Award for the Arts 2010 par l’artiste Y. Ono.
Nathalie ERNOULT
Consultez cet article illustré sur le site d’Archives of Women Artists, Research and Exhibitions